Exercices d'admiration
L'humilité d'un homme va de pair avec son esprit. Chez Yves
Belin, cet art de l'effacement est une manière d'ascèse
qui relève quelque peu de la philosophie. L'océan de
la vie est immense et nous n'en percevons que la surface. Ses profondeurs
nous sont souvent impénétrables. Tout ce que nous pouvons
faire est de nous mettre à son écoute et d'en traduire,
selon nos dons, les vibrations subtiles que nous en recevons. «
Qui contemple les eaux bourbeuses manque les eaux claires
» exprime la pensée de Tchouang-Tseu, philosophe et lettré
chinois qui vécut il y a plus de deux mille trois cents ans
mais dont la perception demeure d'une étincelante actualité.
Il faut avoir l'âme légère pour recueillir le
bleu du ciel. Ce bleu est souvent à l'ouvrage dans les travaux
d'Yves Belin qui, alors qu'il prenait intérêt à
contempler l'œuvre des autres, ignorait encore qu'il était
peintre. Le déclic apparut chez lui vers l'âge de 35
ans. Le projet de créer un style qui lui soit véritablement
propre lui semblait presque inaccessible tant il était rompu
à l'exercice d'admiration. « S'il y a art, il y a
construction de soi-même. J'avais commencé par l'huile
et je me suis planté, raconte-t-il. Pendant dix ans, j'ai donc
dessiné et sculpté. Mon travail demeure d'ailleurs très
proche de la sculpture par la place qu'il accorde aux volumes et au
vide. Un jour enfin, je me suis remis à la couleur. Entre-temps,
quelque chose s'était disloqué dans ma tête. En
fait, je suis venu à la sculpture en passant par l'art africain.
Ces oeuvres me faisaient vibrer. Il faut dire que j'aime les objets,
notamment les masques. Mais je ne suis pas collectionneur. Je suis
plutôt un entasseur, un accumulateur. Tout ce qu'il faut pour
travailler c'est d'abord un peu d'enthousiasme, le plus difficile
étant de parvenir à affirmer un langage, une écriture
qui vous soit vraiment personnelle. »
Quant on jette un coup d'œil au C.V. d'Yves Belin, on ne peut
cependant que se sentir admiratif face à l'étonnante
ouverture d'esprit qu'il reflète d'un bout à l'autre.
Non content d'être diplômé dans le domaine des
lettres, il est nanti d'une formation de psychologue spécialisé
dans la pathologie du langage. Ses compétences pourtant ne
s'arrêtent pas là. Histoire de l'art, philosophie, histoire
universelle, introspection, quête spirituelle sont des champs
où Belin navigue en terrain de connaissance. Commandeur dans
l'ordre de l'Etoile de l'Europe, il a acquis sa formation de peintre
auprès d'ateliers privés (son ami Van Draanen, artiste
néerlandais, fut pour lui un bon conseiller). Quant aux expositions
auxquelles il a participé, elles couvrent une vingtaine d'années
et font état d'un nombre impressionnant de manifestations (France,
Mexique, Italie, Chili, Canada, Chine, Suisse, USA, Tchécoslovaquie,
Maroc, Japon...). Ayant vécu auprès d'une épouse
qui se livrait à l'écriture, Yves Belin, à ses
débuts, ne se sentait pas prêt à poser ce qu'il
nomme des « actes de création ». Cependant,
l'abondance de son œuvre, qui fait la part belle au papier, a
beaucoup hérité du cubisme et de Part abstrait et fait
preuve d'une singulière capacité de travail. Néanmoins,
l'artiste doute. Il se dit sans cesse « confronté
à son ignorance », indice d'une rare sagesse pour
un homme d'une telle culture et d'un âge aussi respectable.
« Quelquefois, je comprends ce que j'ai fait six mois
ou un an après. Au début, je pouvais plaquer un discours
sur tout. Aujourd'hui, je me sens dépassé par moi-même
mais je suis très heureux de produire des images et d'exprimer
des choses à travers elles. C'est une nécessité
de dire qui me pousse et me guide, l'art se développant au
fil des mois et des années. C'est d'abord un besoin intérieur
qui doit faire abstraction des ambitions mondaines. L'art et l'argent,
ça ne va pas vraiment ensemble. J'aime beaucoup la poésie.
Celle des surréalistes m'a énormément apporté.
Ayant fait un peu de recherche dans ma jeunesse, j'ai été
confronté à mes manques. J'ai alors ressenti le besoin
d'étudier, me tournant du côté de l'Orient, du
bouddhisme, de la spiritualité et de la méditation,
tout en me méfiant des dogmes qui vous donnent des oeillères.
Ainsi suis-je parvenu à envisager le temps d'une tout autre
manière. Quant à la peinture, elle passa bien sûr
par les maîtres parmi lesquels Goya et Jérôme Bosch
qui m'impressionnent toujours autant. Je voulais comprendre ce qu'était
un trait et cela me prit beaucoup de temps. Un peu plus tard, je me
suis intéressé à Max Ernst, à Tapies et
à bien d'autres artistes. »
Humaniste avant toute chose, Yves Belin fait partie de ces êtres
dont le contact vous enrichit, dont la parole, précise et économe
d'effets, vous éloigne des mesquineries dont le quotidien se
repaît comme de la seule réalité possible. Discuter
avec lui, tout en découvrant ses travaux, ouvre et révèle
en vous un potentiel insoupçonné. Il avoue cependant
que les œuvres sont toujours en deçà de ce que
l'artiste perçoit : « II y a toujours une déperdition
entre l'idée et sa réalisation. Mais j'attache une grande
importance au regard des autres. Au moment des expositions, ce regard
vient m'apporter des éléments de vérité.
L'essentiel est de toujours laisser une place à l'émotion.
Dans le domaine de l'éducation, c'est par elle, d'ailleurs,
que se communique le savoir. Ce qui explique le phénomène
de création, provient de notre rapport si difficile aux choses.
Il faut sublimer la souffrance. La courbe ne doit jamais être
molle, mais tendue. Nous avons un esprit libre mais dans un corps
captif. Malgré le temps qui passe, je demeure fidèle
au trait. Il faut, autant que possible, réduire les médiations
techniques, un peu à la manière des calligraphes d'Extrême-Orient.
»
Retravaillant sans cesse ses « variations »,
Yves Belin est un peintre dominé par deux éléments,
l'air et l'eau. Entre les algues et les nuages, il édifie jour
après jour sa mouvante demeure mentale.
Luis PORQUET, 2005