Littérature
Critiques littéraires
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« Satie » de Patrick Roegiers (éditions Grasset)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Il aimait la musiqueTelle serait l’oraison funèbre dictée par Erik Satie lui-même à John Cage, à l’instant précis où il va s’effacer pour toujours… : Oraison funèbre imaginée par Patrick Roegiers dans la finale/apothéose de son roman Satie. Un roman qui tout en s’appuyant sur du factuel vérifiable fait voler en éclats les codes du biopic traditionnel et par-delà l’apparente linéarité (de la naissance à la mort) ceux de la « sacro-sainte » chronologie. Procédant par « association » recourant à la « variation » comblant les « pauses » par des accumulations (ou non) aphoristiques, jouant avec les ressources du langage (onomatopées, jeux de mots), le romancier à l’écoute de son monde autant sonore que visuel et tactile exalte avec fantaisie la personnalité -complexe car méconnue- du compositeur et il invite le lecteur à ériger en « valses lentes » un Tombeau (dans le sillage de Mallarmé ?)
Les aspects purement biographiques qui ouvrent le roman seront repris en échos telles des variations : la grand-mère Eulalie, le frère Conrad, le sentiment douloureux de la « solitude », la conscience aigüe du temps, la synesthésie entre différents arts. Et les « reprises » -comme dans l’œuvre de Satie- ne seront pas des « redites » - le parapluie, le blanc, la syllogomanie, le « placard », les crapulos, les indications/annotations destinées à l’interprète- il suffirait d’en analyser une ou deux à différents moments du récit pour s’en convaincre !!!
Quand avec le romancier nous pénétrons les « arcanes » de la création, s’imposent cardinale la loi mathématique, une prédilection pour le chiffre 3, et se règlent en « accords » -par la « magie » de l’inversion -ou de l’emmêlement- les « désaccords » subis au quotidien. Une vie de misère, une vie d’indigence, une vie de solitaire alcoolisé ; une musique « blanche, incolore répétitive » une musique qui serait « le silence qui parle » Dissonances sans discordances. Et alors que Stravinsky, Poulenc, Debussy « inventent la musique dite moderne » Satie qui les a côtoyés, sera, restera un « anti dans ce monde de nantis » Et c’est bien cette « originalité » que restitue Patrick Roegiers. Il n’a jamais caché son amour « inconditionnel » pour ce compositeur (les mélopées suspendues, atones et mélancoliques m'émeuvent au-delà de tout) On a parfois l’impression que le romancier s’est approprié les « conseils » destinés aux interprètes (aux antipodes d’ailleurs de ceux prodigués par Debussy) (Satie soufflait ses indications dans l’oreille ; il se tenait à ses côtés, derrière son épaule, dans sa tête, au bout de ses doigts ») ou du moins que par un effet de fondu enchaîné, écrivain et pianiste se confondent – comme « animés » du même souffle.
Des épisodes au rendu truculent resteront en mémoire : la première de Parade 1917 (en écho celle de Relâche 1924 encore plus provocatrice). Succès à scandale. Public divisé, critique acerbe, Opposée aux brumes et brouillards debussystes propagés par touches diluées, sa musique opérait avec une précision mécanique dont il avait toujours rêvé… Choquée tant par la modernité picturale (Picasso) chorégraphique (Diaghilev) et musicale (Satie) et les interventions bruitistes intempestives, la salle criait au scandale [...]Pitrerie picassoterie satiesotterie.
L’œuvre inspirée par son unique amour (Suzanne Valadon) Vexations (un motif musical de 1 à 2 minutes conçu en 1893 à répéter 840 fois) va jouer dans le roman de Patrick Roegiers le rôle d’ouverture, au sens symbolique, en écho à l’ouverture du roman. Entre en scène John Cage (que d’accointances avec Satie !) ; en 1963 il interprétera ce marathon musical avec 10 pianistes se relayant toutes les demi-heures…
Et pour les ultima verba Patrick Roegiers convoque -d’abord dans la chambre minuscule puis à l’hôpital et enfin au cimetière d’Arcueil- les amis morts ou vivants, les connus et les inconnus : peintres (dont Hockney,) musiciens (dont Cage et Glass), poètes, dadaïstes chorégraphes (dont Pina Bausch et Merce Cunningham) les villageois d’Arcueil, la famille (mère grand-mère et sœurs) Suzanne Valadon et son fils Utrillo – Dialogues et gestes imaginaires dans cette suprême théorie de la Vie à laquelle ne sont pas conviés les adversaires de toujours Barthes Breton Boulez
Ô ce thrène des temps modernes tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change
Séquences ultimes aux allures de Parade ?
Dans le ballet frémissant des voix chères qui se sont tues…
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« Bristol » de Jean Echenoz (Editions de Minuit)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Adapter un des best-sellers de Marjorie des Marais -Nos cœurs au purgatoire- tourner le film au Botswana c’est le projet de Bristol, prénom Robert… Personnage éponyme du roman de Jean Echenoz, que nous allons suivre dès ce premier matin d’automne quittant son immeuble de la rue des Eaux et que nous ne quitterons pas tout au long du roman. Un roman composé de trois parties (dont les deux premières étalées dans la durée correspondent à la préparation et au tournage du film puis à son accueil par la critique et le public, alors qu’en montage parallèle se met en place une enquête policière sur l’homme « échoué au sol » de la rue des Eaux.) la troisième partie joue le rôle d’épilogue.
C’est sur l’image d’une chute que s’ouvre le roman et ce n’est pas anodin. Bristol quitte l’immeuble au moment même où un « homme nu tombé de haut s’écrase à 8 mètres de lui » Or -bien que n’étant pas un être inaffectif- il semble indifférent à ce « suicide » (?) (dont le mystère sera élucidé vers la fin du roman). En juxtaposant information « objective » tragique et indifférence notoire, le romancier interpelle d’emblée le lecteur sur la banalisation du drame. Lecteur qui d’ailleurs sera régulièrement pris à partie - interpellation directe ou inclusion dans un « nous ».
La narration -au présent, temps de l’instantanéité, du fugace et du frontal tout à la fois- mêle avec humour plusieurs « genres » littéraires (récit d’aventures, vaudeville, roman policier, satire des milieux littéraire et cinématographique) en faisant voler en éclat leurs codes, afin d’explorer le quotidien d’un cinéaste (quelconque) dans la gestion de tous les contretemps auxquels il est confronté, un homme qui, à l’instar de ces badauds vus en contre plongée, exhale des « phylactères de buée ».
Et d’une partie à l’autre, d’un chapitre à l’autre, l’humour est omniprésent et multiforme (corrosif ou léger). La description -qui préfère l’ellipse à l’hypotypose- emprunte au langage cinématographique (les claps le fondu au noir les gros plans -dont celui sur l’annulaire de l’OPJ Claveau ou le zoom sur un insecte). Lors du tournage en Afrique dans la réserve de Mashatu nous assistons en temps réel au déroulement de quelques scènes en présence du fixeur Navratil, du premier assistant Fred Barabino, des acteurs Jacky Pasternac et Céleste Oppen. Les pauses « apparentes » sont souvent consacrées à des portraits, incisifs telles des eaux-fortes ou à des « micro-fictions » « enchâssées » avec fluidité dans le récit (celle concernant Céleste rapportée par Brubec à Bristol par exemple) ou encore à des « nomenclatures » érudites - parodies de Wikipédia (?) (Dermochelys coriacea pour les intimes, cette tortue géante dont le régime alimentaire se compose surtout de grosses méduses céruléennes, Rhizostoma pulmo pour d’autres tortue apparue dans le rêve cauchemardesque deBristol).
On devine la jubilation du romancier à exploiter toutes les ressources de la langue, tous les procédés d’écriture (même si prévaut la démarche cinématographique). Jubilation qu’il communique à son lecteur -entendons ces fricatives allitérantes froissement feutré frileux fragile, regardons cette voiture Aircross aux allures et comportements canin.es, pénétrons dans ces anamorphoses, laissons-nous prendre au jeu des décadrages -l’intrus qui se dresse sur ses 6 pattes équipées de coussinets adhésifs, est en fait un insecte de 3mm dont l’espérance de vie n’excède guère celle d’un mois de février, compatissons avec Claveau, piètre enquêteur mais dont la libido s’est réveillée au contact de la gardienne Michèle Severinsen au buste annapurnien, et surtout sans être une marionnette facile à manipuler, adoptons les modifications de points de vue, comblons les ellipses, soyons à l’écoute d’échos intérieurs.
Premier matin d’automne trop frais pour la saison. Seuls deux grands oiseaux blancs survolent la rue des Eaux (trop fatigués ou trop intéressés par la vue aérienne de Paris pour s’occuper de faits divers…). C’est l’incipit (le fait divers est le corps échoué d’un homme dévêtu) et voici en écho vers la fin de la partie II Un parti de sternes en formation fléchée poussant des cris de vieilles dames indignées sur fond de cirrus effilochés vers le nord-est. Bristol est sur le pont d’un bateau de plaisance Mademoiselle 22 qui repose en fait sur un port à sec et ressemble à un gros fer à repasser. Samedi11 « beau temps un peu frais » dit Bristol ; c’est de saison commente Brubec tiens le type qui était tombé de ton immeuble ils en parlent…
Dans Bristol où l’action est « constamment » doublée par son commentaire, où « le moins doit faire imaginer le plus » le romancier n’a-t-il pas exploité la polysémie du mot Bristol ? Inviter (carton) le lecteur dans « ce lieu près du pont » -à participer à sa construction, Bristol ou la métaphore de la fabrication d’un texte ?
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« Vivre tout bas » de Jeanne Benameur (éditions Actes Sud)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
C’est pour mois’est immédiatement dit Jeanna Benameur, quand, à Valognes, elle a vu une sculpture (haut relief) de la Nativité où la Vierge, lisant, est allongée « ce fut le déclencheur d’une autre façon d’imaginer Marie » et deVivre tout bas (cf page de remerciements).
Son roman formellement sera l’ensemble de rouleaux- dont surtout le 4ème - où sont inscrites plusieurs destinées ; une écriture composée de fragments (certains réduits à de courtes notations telles des esquisses), avec des retours en arrière et des prolepses. Une écriture fragmentée et immersive tout à la fois ; elle seule capable de transcender à la fois le silence, les chaînes que l’on impose, la douleur tapie au plus profond de soi ; par un lent travail de questionnements de la mémoire, par une forme d’osmose entre soi et le paysage (la mer surtout). Recouvrer son être, le reconquérir dans son entièreté, mezza voce (vivre tout bas). Oui le lecteur, en pénétrant la psyché de la femme, Marie la jamais nommée, jusque-là drapée dans la douleur, est invité à partager une métamorphose qui va à l’encontre des représentations iconiques (peinture et sculpture) si familières…
Le roman s’ouvre sur un tableau représentant la femme cheveux dénoués assise sur une pierre plate caressant les plis d’un tissu où se drape le visage de l’aimé, l’enfant perdu, le fils crucifié. Un tableau qui par superposition ou fondus enchaînés en contient tant d’autres -n’est-elle pas cette femme que la vie des autres traverse ? Les autres, ces groupes de marcheurs, d’exilés (?) apatrides et la lanière de cette sandale qu’elle rajuste aura son écho dans les dernières lignes du roman… C’est que tout a eu lieu ; elle le sait. Un roman circulaire dont l’incipit dit précisément l’accompli
Comment habiter le monde après la perte ? La femme a vécu, solitaire, dans une maison en surplomb avant cette aube nouvelle. Et voici que la chronologie fait se mouvoir dans la fluidité de la mémoire, le présent et le passé plus ou moins proche (l’apprentissage de la lecture et de l’écriture auprès du vieux maître, l’arrondi du ventre avant l’enfantement, le regard de l’enfant si loin si proche, le jour de la « grande souffrance », l’exil de soi et des autres, la bienveillance de Jean, la rencontre avec la gamine). C’est que le flux mémoriel est inscrit tout autant dans la marche que dans la contemplation des pierres des falaises de la mer ; la mer dans laquelle le corps « sent combien il est léger. Maintenant le temps est à elle et il n’a plus de limite…
Tout un champ lexical évoque suggère ou illustre la métamorphose ou plutôt l’accomplissement. Qu’il s’agisse d’adverbes « désormais maintenant » de la locution « ne… plus » d’épithètes du changement (neuf, nouvelle, autre) La présence de Jean, la rencontre avec une gamine, mutique après la mort de sa mère, seront déterminantes et dans la prise de conscience réciproque et dans la fonction impérieuse de la « transmission » C’est par Jean et la petite qu’elle trouve sa route d’amour sur terre. Il y a d’abord ces cheveux que l’on caresse, cette main que l’on enserre dans la sienne puis cet apprentissage si délicat dans sa lenteur assumée. Le parallélisme entre deux destinées (perte de l’être aimé et grande souffrance, dessins sur le sable toujours recommencés telle une mémoire vive, reconquête de soi, complicité bienveillante de Jean leur ange gardien) est évoqué en montage parallèle ou par le procédé de la variation (quand une même scène est reprise mais avec une autre perspective ou sous un autre angle de vue). L’enfant acquerra plus d’assurance avec les adultes et pourra de nouveau pénétrer les flots. La femme elle a su « attendre » -sur les conseils du maître- et grâce aux mots déchiffrés sur les rouleaux s’ouvrent à l’intérieur d’elle des mers Elle sera celle qui « écrit » le quatrième rouleau avant l’abandon de soi de son corps aux délices, avant de lacer les sandales captives.
Ecrire sa vie sur le quatrième rouleau vierge ? cela va -inévitablement- à l’encontre des représentations picturales sculpturales à venir ; mais qu’importe « elle le sait » Voyez ces tableaux de la Crucifixion ou de la Descente de Croix. Une mère éplorée mater dolorosa… Ces peintres ignorent qu’elle cherche à insuffler de nouveau la vie à son fils comme pour un nouvel enfantement. Et dans la perfection toute simple de ces sandales si belles « il y a l’amour de cet homme qui ne lui demande rien ; L’homme du cairn dont l’image récurrente illustre lamanière dont la mémoire façonne l’existence
La joie ne prendra jamais la place de la peine. C’est un espace nouveau qu’elle crée et on ne le comprend que si on ose. »
Que chacun protège celui qui est près de lui et plus loin encore ceux qui ont besoin d’aide. C’est comme ça que les humains peuvent vivre et continuer.
Il n’y a pas d’autre route (telle est bien celle suivie par Marie)
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« Madelaine avant l’aube » de Sandrine Collette (éditions JC Lattès)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Prix Goncourt des lycéens 2024
Madelaine avant l’aubeplonge le lecteur dans un univers âpre et rude - où l’évocation des conditions de survie dépassant l’ancrage historique acquiert une portée universelle- tout en préservant les spécificités d’un conte « noir » ; un monde dans lequel la docilité résignée quasi millénaire des damnés de la terre, risque de voler en éclats avec l’arrivée de Madelaine, petite fille de faim rebelle… Obéissant à une composition magistrale grâce aux procédés d’attente, à la maîtrise du suspense, à des choix audacieux d’énonciation, ce roman « d’espace et de territoire » -aux accents tristes d’un thrène parfois – interroge « l’animalité, le labeur, le combat pour la survie, les liens familiaux », tout cela exacerbé par l’inclémence inexorable de l’environnement.
Dès l’incipit la tonalité d’ensemble est donnée la terre frémit sous leur pas lourd -c’est l’entrelacement des forces tellurique humaine et animale ; de même que va s’imposer le champ lexical de la fatigue de l’épuisement. Voici Eugène-le-Fort et son cheval Jéricho. Un malheur a frappé aux Montées hameau qu’ils doivent regagner à la hâte. D’abord pressentie à la vue des chiens et du sang (l’ordre des choses a été fracassé) la tragédie ne serarévélée au lecteur, qu’à la fin de la partie « trois » et s’imposera à Eugène dans l’évidence du never more au début de la partie « quatre » (c’est cela que découvre Eugène, c’est cela qui signe la fin d’une vie…) Comme si les parties précédentes jouaient le rôle de prolégomène tous tendus vers cette déchirure… Une brisure définitive grâce à (à cause de) Madelaine, cette gamine sauvage recueillie par Rose « la mémoire du village » puis élevée comme sa propre fille par Ambre la belle-sœur d’Eugène… Le monde d’avant cette aube est d’abord évoqué (en « un » et « deux ») par un narrateur, à la première personne. Un « je » qui s’est substitué au « il » du « prologue » Bran, petit, affamé, recueilli par Rose (comme le sera Madelaine) Bran (dont la surprenante identité révélée à la fin de « deux » inscrit le récit dans l’univers particulier du « conte » et invite le lecteur à relire « autrement » les deux parties nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres). Témoin de toutes les allées et venues il inclut son « je » dans un « nous » collectif (les compagnons de jeux, les villageois, les chiens) ; un « nous » psalmodié en reprises anaphoriques afin de mettre en exergue une communauté de pensée d’intérêts fondée sur le fatalisme «Nous vivons. Pauvrement. Nous subsistons » « Nous sommes des lâches, mais nous sommes vivants ».
Passent les jours passent les semaines passent les années et leurs cortèges de morts de calamités, et cet affamement qui rend « déraisonnable » (on fait cuire des charognes on mêle la sciure de bois aux soupes de fèves ou des racines bouillies qui font mal au ventre) Terre ingrate où Pour contrer l’absence et la mort, il faut remplir l’espace » Le gel fait pleurer des larmes de glace mais laTerre immémoriale « gelée a des reflets de fleur ». Une terre qui appartient aux Ambroisie, ces seigneurs, tout-puissants, dont le fils atteint de folie se comporte en saigneur (seule Madelaine aura le courage de l’affronter tout comme elle avait terrassé un cerf).
Ombre et lumière, misère et pudeur des sentiments l’auteur en variant points de vue, champs lexicaux et rythmes de la phrase, crée des atmosphères à la « beauté rugueuse ». Le lecteur peut frémir d’horreur -comme les paysans se glacent d’effroi face au massacre inhabituel- et d’empathie mêlée (cf les pages consacrées à l’agonie d’Artaud jusqu’à sa dernière aube) D’autres passages frappent par leur force suggestive (Bran a deviné dans le regard d’Eugène contemplant sa belle-sœur Ambre cette connivence qui va au-delà de la simple amitié) ou leur réalisme cru (la vengeance impitoyable des maîtres).
Madelaine et Bran, Madelaine et Artaud -dont les relations vont s’estomper sans larmoiement en un thrène… sanglant. Madelaine et Mayeul. Madelaine et sa mère Ambre. La petite sauvage avait élu domicile dans cette « maison » qui contient le pays lui donne un sens.
En quittant la « scène » du Pays Arrière, alors qu’elle ignore tout des sanglantes représailles, Madelaine, l’exilée, « continue », sa marche vers… des aubes nouvelles ?
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« La disparition d’Hervé Snout » de Olivier Bordaçarre (éditions Denoël)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Abandon, fuite. Absence, effacement, amenuisement, anéantissement, la « disparition » motif et procédé littéraire, Olivier Bordaçarre l’exploite avec originalité dans « La disparition d’Hervé Snout » (la page de couverture joue d’ailleurs avec la disparition progressive des lettres des nom et prénom). Un traitement en « filiation » avec l’œuvre de Georges Perec auquel il rend un hommage assez inédit (voir en fin d’ouvrage la page de remerciements et la liste des œuvres). Le découpage narratif, l’éclatement de la chronologie, la multiplicité des points de vue, le mélange d’humour noir de parodie de réalisme cru et de tragédie, contribuent (il s’agit d’un autre « découpage ») à stigmatiser la cruauté de « bouchers » -dans l’acception la plus cruelle du terme…
Le récit (année 2024) est encadré par un prologue (année 2004) et un épilogue (2024 2025 ; dans la tradition romanesque classique). Chacun des chapitres (des 4 parties) a pour titre un lieu précis (cuisine, chambre, gendarmerie, section d’abattage, salle de musculation, bar du Kahoua, bureau, etc.) une date et une heure précises, ainsi que la référence minutée au jour de la disparition… Comme s’il y avait un avant et un après… Chaque chapitre se présente ainsi comme une barquette bien étiquetée à l’éloquente traçabilité, (le disparu était directeur de l’abattoir) mise à la disposition du consommateur (cf l’octogénaire Mme Grifalconi) et du lecteur entraîné malgré lui dans le bourbier d’une « macabre » boucherie…
Un récit à la 3ème personne dans lequel Olivier Bordaçarre multiplie les procédés d'écriture adaptés à chaque protagoniste (et ils sont nombreux) -choix du vocabulaire tournures de phrases, en complément d’une gestuelle précise-, quand il n’a pas recours au style indirect libre. Après une description sommaire aux traits souvent incisifs, -le personnage est vu de l’extérieur-, après l’évocation souvent détaillée de son « milieu » --le personnage est in situ- il nous fait pénétrer dans ses pensées. Parfois le même incident ou événement est repris mais dans un contexte différent, ou interprété selon des points de vue différents. Il invite ainsi son lecteur à déambuler dans un univers (microcosme d’une France déboussolée ? Cohabitation sauvagerie et rendement ?) où l’abondance de détails -propres au modus vivendi : vêtements mobilier alimentation occupations loisirs idéologie, ou au métier - va nous faire « connaître » d’abord de manière indirecte celui dont on parle alors qu’il n’est plus là (en I) puis de façon directe (en II grâce aux flash-back) dans l’exercice même de ses fonctions de patron cruel inhumain, et/ou de piètre père et époux. Et d’un point de vue purement narratif et dramatique (action) les deux personnages du prologue Gustave (l’enfant dévasté par de sordides sévices), accueilli par Nadine et Alain, et Gabin le fils, vont incarner deux tendances et contribuer à un renversement, un retournement de situation…
Voilà donc des tableautins ou des vignettes articulé.es autour de quelques gestes et répliques (les affreux pieds nickelés de la musculation, le duo Malassi Obrisky par exemple) ou même d’une observation amusée (l’absence de culotte d’Odile la goutte de sperme sur sa cuisse) d’un « aboli bibelot d’inanité sonore » d’une parodie d’interrogatoire, d’une description froide glaçante – celle des derniers instants du porcelet FR35ABC 501215 ou de la vache « étourdie » avec un matador. Parfois des postures des grognements des borborygmes rendent la frontière bien poreuse entre les règnes animal et prétendu humain… Gus perçoit dans les larmes de la vache à abattre l’écho des tortures qu’il subissait enfant. Et lors de castagnes « mémorables » le vocabulaire employé convient à celui de l’abattoir : massacre, carnage ; « tu seras un tueur mon fils » avait proclamé le père Hervé Snout à Eddy… Avant qu’à l’abattoir les deux sangs -humain et animal- ne se confondent (mais ne pas spoiler)
Plaidoyer en faveur de la cause animale ? Certes et la citation de Paul McCartney « si les abattoirs avaient des murs en verre, tout le monde serait végétarien » semble corroborer ce constat. Toutefois le roman se prête à une lecture plurielle (famille, éducation, pouvoir, sexualité). Il laisse sourdre (avec un art du suspense) les frustrations de chacun qui révèle ses « vrais désirs » -ou ce qu’il imagine comme tels- ; le destin de certains étant déjà tacitement « tracé » alors que des morts prématurées ont le goût amer de l’inaccompli.
La disparition ? Une affaire classée ?
En écho à la scène inaugurale (2004) où l’enfant Gus savourait les « premières fois », où avec Gab il s’adonnait à la pêche, répond celle qui clôt l’épilogue (2025) une scène champêtre où les deux adultes sont « reliés à l’eau par un fil de nylon, environnés de silence, de pépiements d’oiseaux, d’odeurs d’écorce humide. Pas de tohu-bohu simplement les murmures »
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"La symphonie atlantique" de Hubert Haddad (éditions Zulma)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Dans ce roman construit comme une symphonie « traditionnelle », nous suivons le parcours de Clemens (fils de Frau Maria Anke Oberndorf) depuis Ratisbonne jusqu’au Mur de l’Atlantique, Clemens et son violon « comme un prolongement de lui-même ».
Hubert Haddad non seulement ravive « la culture allemande dévoyée par les nazis » (cf 4ème de couverture) mais dénonce avec fracas, ou avec la puissance explosive de la suggestion, les monstruosités d’un régime (euthanasie, enrôlement abusif de jeunes etc.) dans des séquences où le flamboiement de l’écriture épouse les déflagrations, où la quête du vivant transcende l’immanence contrainte dans son incomplétude.
Oui la musique résonne tout le long du livre comme l’expression de ce qui est invulnérable.
D’une part la construction rappelle celle de la symphonie, quatre parties, quatre mouvements, l’épilogue pouvant s’apparenter au « finale » La phrase elle-même obéit à des variations : elle peut s’éployer en une longue suite énumérative ou au contraire frapper par son laconisme alors que les conclusions de chaque chapitre ont la majesté des codas (une analyse approfondie le prouverait aisément) agrémentée de symbolisme ; d’une partie à l’autre peuvent se répondre en écho une même thématique (le voyage en train au début des parties II et IV par exemple) ou des phrases similaires (le phare de la Pointe du Hoc l’heure de la passée IV 2 et épilogue, reliant hier et aujourd’hui (car après un récit à la troisième personne Hubert Haddad donne la parole à Handa, rescapée des camps…)
D’autre part le personnage principal est un jeune violoniste, un virtuose, « l’ange musicien » (dira l’Oberstleutnant Grund) et tout au long du roman Clemens fait corps avec son violon (sans lui je n’existe plus confiera-t-il à sa professeure Susanne Fahrenholz) Son violon ? l’inestimable Jakobus Stainer légué par Maria-Anke sa mère persuadée qu’il le sauvera du « chaos » Cet ado disert en musique mutique en paroles a été à bonne école (sa mère le confie à Ratisbonne à une jeune étudiante en musicologie, Handa qui lui apprend à « tricoter les sons » » et plus tard esseulé (voire délaissé) chez l’oncle puis à l’Institut il continuera le « solfège » grâce à l’obstination du directeur…et la douceur de Susanne d’emblée séduite par la « pureté du son ».
Mais surtout le texte dans son entièreté vibre de notations de palpitations que rythment crescendos ou decrescendos alors que le monde alentour en guerre éclate en vrombissements hurlements crépitements (pleur d’enfer assourdissant) fortissimo répété de bombes huit accords… bruit de la ville avec en continuo ; Susanne sous les toits joue fortissimo un andante de Mozart (pense-t-elle amadouer les bombes ?) en fait la « mort jouait si près en « secret duetto » Clemens et sa « complice musicale » Susanne vont jouer la sonate en ré mineur de Schumann comme contrepoint d’une proche apocalypse en cet été 1943 avec cette intime conviction que la musique les a sauvés provisoirement.
La musique intègre ainsi avec fluidité le verbe quand il advient dans les énoncés quels que soient leurs contenus. Ainsi comparé ou comparant, la musique s’inscrit dans un jeu de métaphores ; la chevelure de Handa est « un poème symphonique roulant par vagues sur le clavier ; quand le concierge de l’Institut pleure la « disparition » de son fils Andreas et qu’il gémit « à l’heure qu’il est, il combat sur le front russe » sa voix se brise « comme l’archet sur une corde de sol tendue et les deux sombres lunes de ses yeux s’enfonçaient dans la nuit du crâne ». On murmure à l’oreille de Clemens un vers d’Hyperion d’Hölderlin et c’est une connivence une complicité avec Wilfried celles des lectures et de la musique. Wilfried avait vu en Clemens l’Ange en vert de Léonard et l’écouter jouer lui « révéla » un « cœur fraternel » Et bien que le sport soit privilégié (recommandation en haut lieu) le directeur de l’Institut amoureux du musicien Ludwig Schuncke ne capitule pas et… le solfège continuera à être enseigné (avec certaines mesures restrictives) et voici que les instruments -piano au bois d’épicéa lustré et verni rappelant celui de Handa, harpe, se muent en anamorphoses comme en des fondus enchaînés.
Après les travaux de « décombrements » et l’épouvante du contact avec la mort (Clemens est alors âgé de 14 ans quand il côtoie des corps démembrés) la musique est seule capable de « désarmer ses cauchemars » bien que le fantôme de sa mère le hante… La musique reste sourde aux harangueurs ; et quand bien même tous les compositeurs juifs sont interdits (dont Mendelssohn) Susanne sait qu’elle et son élève complice peuvent se « retrouver » dans un « rêve », dans l’endormissement même Plus ou moins protégé par l’Oberstleutnant (alors que celui-ci est convaincu que la musique doit endurcir les mœurs) Clemens (ne ressemble-t-il pas à un angelot d’un tableau de Rosso Fiorentino) qui avait vu « s’envoler les vies s’éteindre le jour et flamber les nuits » va se diriger - à son insu - vers cet océan qui à marée haute rameute les abysses avec les nuées comme étendards » et il assiste à l’opéra grandiose des éléments. Un océan en furie qui lui rappelle le feu des bombes. Ligne de défense ! Atlantikwall. Ainsi se trouve justifié l’emploi de l’épithète « atlantique » dans le titre du roman Oui Clemens aurait aimé composer une symphonie pareille à l’Atlantique, la donner à entendre à travers les temps aux disparus.
A travers le parcours de Clemens c’est bien le destin d’une jeunesse sacrifiée (mot d’ordre obéir et combattre sans faillir ; enfants recrutés sans préavis avec l’aval contraint des familles) qui est évoqué avec fougue et émotion, destin dont s’enrichit le panthéon culturel convoqué… Certes l’enfant aura eu le « privilège » de ne pas être embauché très tôt dans les jeunesses hitlériennes » grâce à ses dons de virtuose…
Mais à 15 ans sur les côtes normandes le jour du « débarquement » Clemens entend le leitmotiv du glas de laSiegfrieds Trauermarsch, et il va caler son violon au creux de la clavicule.
Ecoutons les accords qui perpétuent le miracle suspendu de la musique longtemps après qu’une simple balle de colt 45 a frappé au cœur l’enfant sans secours.
Ecoutonsle gracile frémissement des feuilles d’érable dans la lumière du printemps…
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Le soldat désaccordé de Gilles Marchand (éditions Forges de Vulcain 2022)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Prix des libraires, prix Eugène Dabit, prix Naissance d’une œuvre
Chronique de la première guerre mondiale ? Gilles Marchand l’évoque avec une certaine originalité dans le roman « le soldat désaccordé ». Il donne la parole à un jeune combattant mutilé, chargé par une certaine Mme Joplain de retrouver son fils Emile disparu en 1917. Et il entraîne son lecteur dans une enquête en forme de jeu de piste. Une narration à la première personne où se conjuguent le sublime -un roman d’amour absolu- et le grotesque absurde -les horreurs de la guerre-, le poétique et le réalisme, le lyrique et l’humour, le passé et le présent de « l’écriture, où l’enquête se mue en quête de soi, où s’enchâssent plusieurs récits restitués dans leur tonalité particulière jusqu’à leur effacement dans la révélation quasi épiphanique -celle du soldat désaccordé. Hoquets de l’histoire et chanson d’amour, aveuglement inhumain et cécité lumineuse de qui actionne le soufflet de l’accordéon…
C’est un matin de 1925 que ça a commencé. Avant cette date le jeune soldat parti sans fleur au fusil perd une main en 1914 (plusieurs flash-backs s’en viendront préciser les circonstances), infirme besogneux jusqu’en 1918 puis formé par Blanche Maupas pour « enquêter » (aider les familles à retrouver père, mari, fils…). D’ailleurs son enseignement : méthode, abnégation, sens du détail, réseaux, importance de l’opinion publique, il l’applique méticuleusement dans son enquête sur Emile Joplain. Du témoignage d’Emile Moriceau (Melun) à celui des parents de Lucie (Alsace) en passant par ceux de Richard Letoile, d’Adolphe Menu (le choix du prénom n’est pas innocent) Henri Bourdon (Arras) bénéficiant aussi de l’aide précieuse de Davisse, archiviste obsédé par les chiffres, il parcourt la France et en fouillant les mémoires, les archives et les champs de bataille, il tente de recoller les morceaux d’un puzzle. La première révélation : la passion de l’écriture qui a toujours animé Emile Joplain n’est pas anodine (message subliminal sur la création littéraire, sa fonction cathartique ? ou autre ?) et c’est bien de ses lettres d’amour que se souviennent les « témoins » -alors que la mère est dans le déni (préjugés de classe…). S’imposera dès lors l’histoire de Lucie et Emile, celle d’un amour qui a défié tous les obstacles et que le bourbier n’aura pas terni… Muse Bien-Aimée, Fille de la Lune ô l’enchanteresse qui ponctue le texte de ses poétiques récurrences.
Le texte est traversé aussi par des effets spéculaires, des échos intérieurs : à l’acharnement du narrateur dans sa « reconstitution » répond celui de Lucie dans sa « recherche » de l’aimé, (au tri postal, sur le front auprès des blessés) ; au sens de l’observation de l’écoute répond celui d’Emile aidé par l’Amérindien (observer, repérer, comprendre les conversations, noter tout, communiquer rapport). Mais surtout le parallélisme entre sa relation avec Anna et la relation Emile/Lucie non seulement justifie la durée de l’enquête (10 ans) mais transforme l’enquête en quête de soi. Et voici que battant sa coulpe le narrateur « revit » ces quatre années où la certitude d’œuvrer auprès de ses « camarades » du front (payer une dette ?) l’a emporté sur son amour pour Anna « pendant que Lucie Himmel traversait le pays pour retrouver son fiancé je m’accrochais au front pour fuir mon Anna (« mon Anna rêvée pendant quatre ans, partie en quelques heures »). S’interrogeant sur le « sort » réservé aux Alsaciens (depuis l’annexion par les Allemands en 1870) il en vient à remettre en cause la pseudo-délivrance qu’une victoire française allait leur octroyer… Et quand se profile la menace d’une « autre guerre » alors que l’intox affirmait c’est la der… la vision des « corps sans tête des bouches sans personne (…) des morceaux de canassons extraits d’homme est une horreur ; l’histoire des cinq moustaches ou le rire jaune du désespoir !!
La phrase crépite se love et voici l’horreur résumée en un saisissant raccourci « dans le ciel c’était le feu. Le feu et les cendres. Sur la terre c’était les secousses et les tremblements. L’antichambre de l’Enfer » Symphonie du massacre ! Mais souveraine la permanence de l’amour inviolé dans l’impermanence.
Dans ce bourbier et dans le maillage « souterrain » des consciences habitées par l’espoir, le narrateur débusque souvenirs mensonges fantasmes non-dits secrets que la parole va exhausser ; méandres et circonvolutions, à l’instar d’ailleurs des allers et retours de cette Fille de la Lune zigzaguant entre le jour et la nuit, entre l’Ombre et la Lumière. Alors que sont convoquées de grandes figures de la mythologie ou de la littérature (ce qui permet au lecteur de pénétrer dans le panthéon littéraire du romancier). Et si l’on se réfère à la page « remerciements » on mesurera l’importance de la documentation dans l’élaboration de ce roman.
Un roman ancré dans une période précise certes -et dont certains rappels teintés d’humour sont les signaux -mais la voix du narrateur, celles des intervenants, l’évocation des destins brisés, des vies cabossées, lui confèrent une portée universelle…
N’est-il pas dédié aux victimes de la guerre, de toutes les guerres ? (cf page remerciements)
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« Nord Sentinelle » de Jérôme Ferrari (éditions Actes sud)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Contes de l’indigène et du voyageur
Premier volet d’un triptyque consacré àl’altérité, Nord Sentinelle s’intéresse à l’une des manifestations les plus ostentatoires de ce face à face entreles habitants d’une terre et ceux qui viennent la visiter « le tourisme ». Nord Sentinelle est le nom d’un archipel du golfe de Thaïlande, -où les habitants gardiens séculaires de leurs terres, empêchent toute velléité d’incursion ; le sous-titre (et la table des matières subdivisant en « histoires » chacune des cinq parties, le confirme) orienterait la lecture vers le récit de contes légendes… Fiction et réalité ?
Si la Corse n’est jamais nommée, l’histoire des Romani, d’Alexandre le tueur, le transfert par inversion entre image et réalité (le code de l’honneur), le rôle d’un narrateur omniscient et témoin, amer et désenchanté, vont relier étroitement l’histoire événementielle de l’île à l’Histoire… Dans un récit à la chronologie éclatée, mêlant plusieurs techniques narratives et alternant deux typographies, Jérôme Ferrari analyse, avec férocité souvent, la perversité du jeu entre l’indigène et le voyageur, entre le Corse et le touriste ; et le narrateur condamné à « survivre » dans un contexte qu’il fustige, en acceptant l’inacceptable, ne peut être animé que par la colère.
Écoutons cette tragédie des temps modernes, scandée par la reprise récurrente « on raconte ». Osons franchir avec le narrateur la « porte close » de cette bergerie qui abrite les fantômes pour « les nuits à venir » tout en prenant nos distances avec ses prétentions et ses excès dans la détestation de ses semblables.
L’exergue emprunté au « voyageur » Burton -celui par qui le « scandale » est advenu dans la ville sainte de Harar car le sultan, hôte bienveillant, n’a pas accompli la prophétie…-, inscrit d’emblée le roman dans un contexte historique et philosophique et dans une diatribe contre les intrus, les touristes… Il se déploie en cinq parties dont les titres -des extraits de phrases incluses dans le récit- ont la grâce du merveilleux (ton corps de myrrhe et de jasmin, la porte bleue du sultan) ou la cruauté du cynisme (il peut mourir deux fois). Contextualiser l’acte « monstrueux » du jeune Alexandre (il vient de poignarder un touriste) non pour le justifier mais pour dénoncer un état d’esprit propre aux Romani incultes, fiers de cette inculture. Nourri par une mythologie, qui a idéalisé ses aïeux, le jeune Alexandre ce « bon à rien » se doit de ne pas se laisser bafouer dans son « honneur »… Or Alban l’a humilié deux fois ! Cette « scène inaugurale » sera déclinée en des formes multiples sous des angles et selon des points de vue différents. Evoquée dans chacune des cinq parties, elle épouse leur tonalité spécifique ; elle s’enrichit à chaque fois de détails susceptibles d’aggraver ou non l’homicide. Elle permet au narrateur d’exhumer des bribes de son passé (lui l’amoureux de sa cousine à la robe de myrrhe et de jasmin Catilina et mère du tueur) en mêlant temporalités et temps verbaux, ou de « refaire » l’histoire (irréel du passé, si le narrateur avait eu un fils !). La « scène » est restituée dans ses prémices lors d’un interrogatoire, quand Shirin la petite amie de la victime Alban Genevey est convoquée pour « témoigner » -- chapitre où le romancier introduit le « fantastique » en la présence d’un Djinn reliant Harar et la banlieue parisienne. Mais surtout elle se superpose comme dans un fondu enchaîné à celle de Burton et du sultan. Ce qu’accentue la circularité du roman qui s’ouvre sur l’épisode de 1855 et se clôt sur la tentative d’Alexandre, de rejoindre sa mère, après avoir franchi la porte bleue, en cette nuit du mois d’août d’où l’observent les yeux sombres du sultan. Dans la très longue phrase en italique, où le narrateur s’adresse à son petit cousin pris dans un « engrenage mortifère, la prose poétique frémit d’une compassion insoupçonnée, (le sang qui fait de toi un faible, comme moi) tout en fustigeant tous les « damnés »…
De longues phrases dont la complexité ne saurait nuire à leur fluidité, des passages empreints d’un humour léger ou parodique (la vérole australe, le bœuf psychopathe, l’équin démoniaque, la répulsion de Shirin pour les « bouches » après le port imposé du masque…) ou plus corrosif (clivage des classes sociales, démence des touristes) un mélange des tonalités (des scènes cocasses côtoient la tragédie) et des « genres » narratifs, un enchevêtrement de poésie et de réalisme cru, des effets spéculaires et/ou des variations, autant de procédés (typiques de l’écriture de Jérôme Ferrari) pour mettre en évidence et illustrer ce constat « chaque possible porte en lui sa souillure » -le chagrin souillé d’un lâche soulagement, le soulagement souillé d’un irrémédiable chagrin » ou pour affirmer et prouver que l’enfer (cf l’épisode du team building) ce n’est pas seulement « les autres » (les voyageurs les touristes abrutis) mais aussi les « indigènes » dont il fait partie… Lui qui aura voyagé (vu des mers d’une étrange couleur,) lui qui aurait pu suivre l’ombre du capitaine Richard Francis Burton, lui qui, Ulysse des temps modernes ne reconnaîtra pas son Ithaque natale déformée défigurée par l’invasion du tourisme de masse.
La tuerie de Pierre Marie Romani (dont le père fut si fier…) le geste d’Alexandre son arrière petit neveu, fonds abyssaux de la déchéance morale ? antique malédiction d’une folie guerrière ?
La reproduction d’un masque mortuaire de Napoléon offert par Eugénie (sœur de Pierre Marie) au narrateur bachelier -ce masque hideux monstrueux avait dit la mère, restera posé sur son bureau comme l’élégant vestige d’une époque de splendeurs révolues.
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« Les tourmentés » de Lucas Belvaux (Alma Editeur)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Prix Régine Deforges du premier roman 2023
Acteur réalisateur scénariste, Lucas Belvaux signe avec « Les tourmentés » son premier roman. Salué par la critique, auréolé de plusieurs prix, ce récit d’une chasse à l’homme (intrigue qui renouerait avec certains films connus du grand public ??) fait alterner plusieurs points de vue. Ce procédé qui laisse libre cours à une analyse explicative ne cherche nullement à emporter une quelconque adhésion ; tout au plus mettre en évidence la complexité du comportement humain quand il est tiraillé entre des objectifs contradictoires, quand il est écartelé entre des impératifs antinomiques. Le récit est ainsi celui d’un itinéraire intérieur, celui de « tourmentés » aux prises avec les principes essentiels de l’existence : Vie et Mort, Vie et Amour.
Le roman s’ouvre sur un constat dont le laconisme et la froideur peuvent surprendre « La vie. La mort. La même chose » et ce chapitre inaugural se clôt sur une reprise où un destin particulier s’inscrit dans l’universelle destinée « Ma vie. Ma mort. La même chose » avant cette fonction « phatique » du langage « je m’appelle Skender » ; à laquelle répond le tout début du chapitre 2 « je m’appelle Max ». Skender et Max s’étaient liés d’amitié à l’époque des guerres menées sur plusieurs fronts (dont l’Irak) quand ils étaient légionnaires… Le premier s’est clochardisé, le second, entré au service de Madame, doit « fournir » une proie humaine – contre rémunération- sur laquelle cette « veuve fortunée » exercera ses talents de chasseresse « Madame a chassé tous les gibiers. Sauf l’homme »
Entre l’adoption du contrat par les parties prenantes et son exécution, six mois vont s’écouler…
Ici, les indices temporels (6, 5, 4, 3 mois) ne sont pas simples repères chronologiques, ils ont une fonction dramatique liée à la conscience aigüe d’une mort prochaine 6 mois de sursis 6 mois de vie intense de plaisirs retrouvés 6 moispour réorganiser sa… vie tel sera le programme de Skender ; se comporter en « bon » père avec ses deux fils Jordi et Dylan, en « bon » époux avec Manon, comme pour se racheter, lui qui avait menti, délaissé abandonné les siens. Memento mori.
Car le temps dans ce roman est à la fois motif littéraire, dramatique et philosophique. Le jeu avec les temps verbaux (passé, présent et futur) et l’abondance d’interrogatives ou de modalisateurs le prouveraient aisément.
Lambeaux d’un passé douloureux ressuscité (vision apocalyptique des champs de bataille, emprise pédophile de celui qui sera l’époux de Madame), questionnements, doutes harcèlent les trois -quant à l’exécution du projet quant aux conditions requises, quant au « devenir » - ils se « traquent » avec la précision du « chasseur » tout comme ils traquent leur passé leurs fantômes, et le choix de l’alternance des points de vue qui se déploie en 86 chapitres (incluant Manon et Jordi, avec une énonciation à la première personne, avec des choix lexicaux et des tournures syntaxiques propres à chacun) ne saurait se limiter à une sorte de polyphonie ; interpréter une scène identique d’un point de vue particulier (comme dans la trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie) ? Certes. Mais aussi pénétrer la psyché de l’autre, le sonder, « voir » ou « imaginer » ce qu’une forme de cécité lui interdit de faire advenir et grâce à cet entrecroisement le lecteur assiste à des changements plus ou moins notoires il « voit » s’accomplir les métamorphoses, il est à même de « comprendre » en pénétrant limbes ou parties semi obscures de chacun. Tout en constatant que le romancier aura privilégié l’analyse introspective de Skender… cet homme aux abois qu’il fait accéder à la… lumière.
L’écriture de Lucas Belvaux change elle aussi au cours du récit (qui de fait sera celui de métamorphoses). Aux phrases sèches -souvent nominales- du tout début vont succéder des phrases plus amples, aux interrogatives si abondantes, voici des phrases plus déclaratives. Et les rares dialogues sont restitués selon une disposition typographique particulière qui les isole du récit… dans lequel ils sont censés s’insérer, l’espace, le blanc de la pause, devient celui du sous-entendu ou de la temporalité !!
Les rêves éveillés de Skender imaginant ses enfants disposer de la fortune mise à leur disposition, avant de disparaître je leur fabriquerai des souvenirs heureux il me reste 4 mois pour leur léguer ce désir-là. Manon ou Jordi tentant de « comprendre » l’incongruité de la métamorphose de l’époux et du père, tout en lui dédiant un amour indéfectible, la contemplation des méduses à l’aquarium, autant de passages qui forcent l’empathie !
À la question, Ça vaut combien une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue ? Une vie d’invisible sans amour, à la lisière du monde… le parcours de Skender est la réponse, dans ce récit qui tient autant -sinon plus- du roman d’analyse psychologique que du thriller !
À l’incipit La vie. La mort. La même chose
répondra l’explicit La vie. L’amour. La même chose
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« Parfois l’homme » de Sébastien Bailly (éditions Le Tripode)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Composé de huit parties, elles-mêmes subdivisées de 001 à 110-, parties dont les intitulés renvoient à une tradition romanesque en vigueur au XVI° (cf Rabelais), ce premier roman de Sébastien Bailly entraîne le lecteur dans l’aventure d’une vie, celle de l’homme, itinéraire qu’il explore depuis sa naissance jusqu’à sa mort (l’homme, jamais identifié, l’homme un double, un frère). Procédés d’accumulation, attention portée à la quotidienneté la plus ordinaire : le lecteur sera sensible aux clins d’œil à Perec, au mélange de sérieux et d’humour, aux jeux de sonorités, à ces références inscrites avec l’élégance de la connivence, à l’intérieur même des phrases. La littérature convoquée naturellement comme allant de soi sans faste et sans fard…dans cette succession de tableautins, dans cette dissection de « la condition de l’homme (?) contemporaine », dans cette marche jubilatoire vers… un degré zéro de l’écriture barthien ?
L’aventure d’une vie de la naissance à la mort ! Naissance dont l’homme se souviendra, tant « on » lui aura raconté l’histoire « où quand comment » avec force détails, et péripéties, saugrenues parfois ! Parfois : cet adverbe selon sa place -avant ou après le substantif « l’homme » - selon qu’il est précédé suivi ou non d’une virgule, n’aura pas la même acception ; l’homme parfois a 17 ans, ; parfois, l’homme envisage ; parfois l’homme se prend de passion... Adverbe relayé par « le plus souvent » ou « de tout temps » (la charge ironique est plus ou moins patente selon le contexte). Mais à l’initiale des paragraphes et des phrases qui le composent, s’impose l’énoncé « l’homme ». L’homme à la fois abstraction générique et « genre », l’homme sujet ou victime, celui qui impose ou subit, l’homme si comique dans des situations burlesques à la Keaton ou à la Tati. L’expression « première fois » impulse l’analyse (souvent savoureuse) du premier baiser, de la première passion, de la première conduite au volant d’une voiture (qui correspond avec un premier (?) rendez-vous amoureux) du « premier propriétaire » du « premier cadavre » du premier cercueil, du premier pas dans la délinquance… de la première interpellation « Monsieur ».
Quel que soit le parcours, quelles que soient les circonstances (tous les cas de figure Sébastien Bailly les envisage telles des contingences, tels des possibles, dans des phrases accumulatives ou dans la succession de phrases courtes, parfois nominales, au rythme rapide) ; quelle que soit l’époque (avec cet ancrage évident dans le monde contemporain où on n’utilise plus « les mouchoirs en tissu » où on télécharge des séries où l’on risque d’appeler son enfant par le nom d’une marque où l’on porte un jean déchiré au genou, l’auteur n’est pas « tendre » avec « l’homme » (moqueries acerbes qui le ridiculisent très souvent en mettant au grand jour ses lâchetés ses bassesses ses maladresses) mais il sait manifester une certaine empathie (compatir à la douleur de qui a perdu un être cher).
En fait n’est-ce pas surtout son humour « pince sans rire » qui rend si plaisant en le dédramatisant, le déroulé de la narration qui se confond avec celui de la vie ; humour qui éclate en rire franc au détour d’une fausse interprétation ou telle une clausule à effet en fin de paragraphe. Très souvent en surplomb (à l’instar de l’homme sur une tour en haut de la grue) l’auteur « refait le point » « ajuste la focale » de ses « jumelles » grossit un détail se plaît à imaginer (ou conjurer). Tel un entomologiste il analyse dissèque, il anticipe (la crise de la quarantaine annoncée dès le § 011 « nous en reparlerons »). Il revient en arrière (les lacets, le pied dans la bouche, le choix des prénoms) tout comme l’homme cinquantenaire devenu se souvient, feuillette les albums photos, relit les agendas du passé…
Adepte de l’auto dérision il s’immisce met en garde (l’auteur serait bien avisé de profiter d’une parenthèse pour rappeler qu’il s’agit ici d’une œuvre de fiction afin d’espérer échapper à une bastonnade en règle) et critique sa phrase tortueuse… Lui, l’amoureux des mots, invite le lecteur à entrer dans l’univers de la création. Le questionnement sur les choix lexicaux sur l’agencement le rythme de la phrase commence très tôt et « l’homme » -alors qu’il est « majeur » - se montre très critique envers sa « création » de préadolescent (phrases pauvres, vocabulaire restreint, écriture malhabile ; des jugements péremptoires et cette façon de se regarder le nombril).
Des expressions prises au pied de la lettre (décrocher un job puis prolongement avec les abeilles, laisser passer un coche) des zeugmas (sentait l’ail et la rancœur) des emprunts à Verlaine Rimbaud Nerval (entre autres) insérés tout naturellement dans un énoncé, une composition qui rapprochant l’homme de son tombeau ira mezza voce -scandée par l’anaphore « l’homme est assis devant la baie vitrée » tout en préservant une forme de cinégénie (cadre plan mouvement discours indirect) dans la construction de chaque contingence, une mise en abyme (paragraphe 105 où l’on voit l’homme « cherchant sa première phrase pour écrire sa vie faite de potentialités explorées ; une Vie à coucher sur le papier et à faire lire), ainsi se communique le plaisir d’écrire qui devient plaisir de lire…
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