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Littérature

Critiques littéraires

  • "Une bouche sans personne" de Gilles Marchand (aux forges de Vulcain)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Un titre étrange -qui sera expliqué à la fin-, une composition originale -le roman est encadré par deux chapitres numérotés 0 qui se font écho-, une narration qui mêle allégrement l’absurde, la fantaisie verbale et des situations loufoques, rocambolesques, sous cette apparente légèreté, le roman de Gilles Marchand se donne à lire comme un hymne à l’amitié, à la gloire d’une figure tutélaire, celle du grand-père, mais surtout comme un "apprentissage" de la "résilience".

    Le texte d’Italo Svevo « la conscience de Zeno »  (dont une phrase est citée en exergue) sert de "fil conducteur" ; le grand-père lisait ce roman, son petit-fils, le narrateur, en fait son livre de chevet et l’auteur, Gilles Marchand, emprunte, en partie, à l’auteur italien le procédé littéraire du "flux temporel". Si les "choses que tout le monde ignore et qui ne laissent pas de trace, n’existent pas", le narrateur en revanche porte les "traces de l’Histoire" qui remontent à l’enfance (la scène originelle ne sera dévoilée qu’à la fin en une vision où le crépitement de la phrase imite celui des flammes). J’ai un poème et une cicatrice affirme d’emblée le narrateur. Cicatrice que masque le port permanent d’une écharpe. Poème celui de sa vie, celui de la Vie, celui qui transfigure et ré-enchante le quotidien et que le roman va faire jaillir (alors que tout jusqu’alors était délibérément "cadenassé") et en écho le poème de Jean Tardieu.

    Nous sommes en 1987. Le narrateur est comptable. Il a 47 ans, il vit seul. Chacune de ses journées obéit à un rituel qui semble immuable et dont rend compte la structure formelle de la plupart des chapitres. Après le travail, le métro, c’est le rendez-vous le soir avec ses amis Sam et Thomas (ils portent eux aussi les stigmates de blessures) dans un bar tenu par Lisa - il en est secrètement amoureux. À partir du moment où malencontreusement du café a maculé son écharpe, le narrateur se doit de se "dévoiler" en mettant à nu son passé... Au fur et à mesure qu’il ressuscite ses souvenirs -mais surtout la figure tutélaire du grand-père- les garde-fous de la rationalité explosent et l’environnement se détraque : comme la concierge n’a pas été remplacée, les poubelles s’entassent jusqu’à obstruer l’entrée de son immeuble (et l’entrée du tunnel d’immondices est jalousement gardée par Gérard) ; la femme au chien est désormais tenue en laisse par l’animal ; la boulangère et ses crédos météorologiques ; son emploi systématique du futur constate que "tout va de travers". Sam reçoit des lettres de ses parents disparus. Dans le métro le narrateur imagine en une longue suite énumérative les usagers potentiels harnachés de leurs "attributs" de travail. La danse d’une mouche chorégraphie l’espace de l’appartement.

    "Rêveur fantaisiste" Pierre-Jean aura appris à son petit-fils (qu’il a élevé seul), l’art de transformer la réalité ; ce dernier, adulte devenu, va "la transformer pour essayer de voir comment elle aurait été perçue par les yeux de son grand-père". Et comment opérer cette transmutation sinon par l’imagination et l’écriture ? Imagination qui voile les arcanes du réel et les blessures de l’histoire ; écriture qui joue avec toutes les ressources du langage. On devine le plaisir de Gilles Marchandà faire de son personnage narrateur et conteur "l’artiste de sa propre vie". Il jongle avec les aphorismes, revisite les clichés ; des phrases accumulatives scandées par des anaphores (je me rappelle ou il y a) côtoient le comique de l’absurde, les jeux avec les mots (un raton lavait, un abbé badait) et avec les sonorités. Tout cela crée un univers qui rappelle parfois l’étrange et le merveilleux d’un conte où les oiseaux font des rêves,inventent des couleurs pour se peindre les plumes...  Chaque soir dans le bar, face à un public de plus en plus nombreux, il "raconte" ("je suis une bouche") mais il décide de réserver "la fin de son histoire" à ses amis -le cercle des happy few auquel est convié le lecteur- quand le moment est venu "d’affronter ses démons". Ce sera après une séquence, paroxysme du théâtre de la cruauté surréaliste mêlant les genres (danse orientale, cirque) et les tonalités (tragique et comique). Ce sera dans son appartement -réceptacle de sa conscience et de son passé : les écharpes y sont repliées comme les strates de sa vie... lesphotos d’un autre âge immortalisent "les voix chères qui se sont tues".

    Un récit "simple témoignage sous forme de cicatrice et de souvenirs trop longtemps enfouis" avoue le "récitant". En écho, Thomas affirme que la présence d’animaux plus ou moins anthropomorphisés dans le roman qu’il vient de terminer, n’en fait pas pour autant un conte philosophique c’est "juste une histoire sans prétention" comme "une bouche sans personne" ? (les effets spéculaires qui traversent le roman en un prisme  "littéraire" autorisent cette question...)




  • "Règne animal" de Jean-Baptiste Del Amo (Editions Gallimard)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    D’une manière vibrante incarnée, « Règne animal » évoque l’histoire d’une exploitation familiale dans le Gers, de la fin du XIX° à 1981. Aux horreurs de la guerre (celle de 14-18) répondent en écho celles de la violence industrielle qu’illustre l’élevage intensif du porc « la porcherie comme berceau de la barbarie du monde ». Eléonore et son arrière-petit-fils Jérôme seraient-ils les seuls rescapés d’un naufrage ? -eux qui ont su préserver un lien authentique avec le « règne animal » alors que le verrat à jamais détaché de ses entraves, se laisse guider par le parfum de la nuit...

    Chacune des quatre parties qui composent ce roman obéit à une dynamique particulière ; mais la construction d’ensemble n’est pas sans rappeler celle de la tragédie à l’antique. Des effets spéculaires créent des échos qui s’appellent en se répondant d’une partie à l’autre. En outre l’ellipse temporelle 1917-1981 n’est qu’apparente ; car dans les deux dernières parties consacrées à l’année 1981 des flash-back, des questionnements, des remises en cause comblent les interstices donnant à voir les conséquences inéluctables d’un processus engagé depuis longtemps….

    La première partie (cette sale terre 1898-1914) s’ouvre sur une scène « de genre », le père émacié, amaigri, alangui dans une position christique s’il provoque la nausée de son épouse « la génitrice » est scruté quasi amoureusement par son unique fille Eléonore ; avec les effets de clair-obscur le lecteur est face à un tableau. Dans cette partie les deux règnes animal et humain semblent cohabiter et même s’interpénétrer dans la sauvagerie, l’âpreté d’une terre séculaire « cette sale terre ». Après l’agonie, la mort et l’enterrement du père (restitués en de longues séquences aux visions hallucinées) c’est Marcel un vague cousin qui prend le relais (au grand dam de la génitrice mais au bonheur de la petite Eléonore qui connaît ses premiers émois...). Si la deuxième partie s’ouvre sur le bonheur d’une nature qui se réveille, bien vite la dure réalité de la première guerre mondiale viendra bouleverser cette « harmonie ». Et les convois de bétail destinés à l’abattoir et à « nourrir » les soldats préfigurent dans le rendu de la violence, l’inhumanité qui prévaudra dans les parties 3 et 4. Marcel revenu du front est un « monstre » de laideur (gueule cassée), le mariage avec Eléonore, la naissance d’un fils (Henri) ne peuvent enrayer ni le trauma (des visions du front, des massacres hantent son sommeil sous formes de cauchemars) ni les douleurs physiques. C’est un « mort-vivant » (tout comme le sera Catherine, la bru de Henri, certes pour d’autres raisons). Grâce aux économies laissées par la mère il peut agrandir la ferme acheter sols et animaux… Début d’un processus dont les conséquences sont mises en exergue dans le long lamento qui ouvre la troisième partie. Psalmodié par Eléonore à son arrière-petit-fils Jérôme, il dénonce la folie des hommes ; et se substituant à un narrateur l’aïeule se propose de restituer cette « mémoire commune » ; comme dans un instantané kaléidoscopique. Des phrases isolées en italique sont les diktats du père Henri à ses deux fils Serge et Joël. Père autoritaire obnubilé par le rendement de son entreprise dont il sera la première victime (produits toxiques inhalés). Le titre de cette partie « la harde » par un détournement volontaire désigne non pas la troupe de « bêtes sauvages » mais celle d’une lignée dont Jérôme est le dernier représentant. Dans la dernière partie, le dénouement, un montage parallèle, alterné permet au lecteur de se familiariser avec chacun des personnages qui cohabitent dans la porcherie et de comprendre les ravages exercés sur chacun jusqu’à l’effondrement... mais les dernières pages en italique (écho à celles qui ouvraient la troisième partie) exaltent la reconquête de la liberté.

    Cela étant, quel que soit le contexte, c’est une même écriture qui fouille, creuse, s’attache aux détails les plus sordides, analyse au scalpel (à l’instar de la lame qui incise la chair animale et châtre les porcs...), pénètre les consciences, restitue les remugles, en nous faisant « vivre », et la vie sauvage des premiers représentants de cette famille (fin XIX°) et la sauvagerie des derniers qui s’acharnent sur les animaux au nom du sacro-saint principe du rendement. En contrepoint se donne à lire l’humanité des « bêtes » dont témoigne la récurrence de la thématique de l’œil. Au tout début les pupilles bleuâtres des vaches reflètent les scènes quotidiennes des humains ; Eléonore cherche dans le regard doux du crapaud celui de son père comme une rémanence ; c’est dans l’œil du corbeau qu’elle entrevoit la silhouette de Marcel à son retour du front en 1917 ; beaucoup plus tard Henri fait la douloureuse expérience de capter non seulement son reflet dans l’œil des animaux mais aussi la « manière dont eux nous voient » ; ainsi, de simple reflet, l’œil de la bête est devenu par métaphore celui de la Conscience… Le roman se clôt sur l’œil du verrat scrutant la nuit !!

     

    Oui il y a de la barbarie, de la bestialité chez l’homme, oui il y a de l’humanité chez l’animal ; ce que renforcent et illustrent les comparaisons entre les deux « règnes ».

    Oui à trop vouloir asservir, exploiter le « monde vivant », l’homme commet la pire des dérives qui -comme dans le roman- peut se retourner contre lui.

    Une saga familiale et porcine à l’écriture viscérale, organique et aux visions hallucinées.

    Un roman coup de poing ! Un roman coup de cœur !

     

    PS à tous ceux qui déplorent la complaisance morbide de l’auteur dans le « fumier » je répondrai, plagiant Baudelaire « tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».




  • "Accidents" de Olivier Bordaçarre (Editions Phébus)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Vampirisation par dépossession progressive c’était la thématique de Dernier désir. Dans  Accidents, Olivier Bordaçarre par le biais de la gémellité, modernise le thème du Doppelgänger. Jouant sur la polysémie du mot « accident » il fait évoluer ses personnages dans le monde de l’art, de la photo et de la publicité et donne à lire en filigrane une trame éminemment politique. Son art de la narration, son goût du suspense et du fantastique il les met aussi au service d’un questionnement sur la création en général, avec ses doutes et ses affres tout en évoquant l’histoire d’une re-naissance.

    Chacun des 26 chapitres a pour titre un nom de rue et d’arrondissement (Paris), de localité (Jura Lozère). Le choix de l’Erta’Alé en Ethiopie qui clôt le roman aura une fonction symbolique (échos entre le magma à l’échelle planétaire et l’incandescence maîtrisée de Roxane) et narrative (assure une forme de circularité au roman qui s’ouvrait en un rendu halluciné sur un accident de voiture avec embrasement). Mais loin d’être fragmentée, l’histoire en diversifiant les lieux permet au romancier de faire des événements rapportés le lieu où se « rencontrent » des « destinées » avec tous leurs « accidents » de parcours et les « retournements » de situations ! Appartements, galeries, lieux de tournage, ateliers ou encore bord de mer servent de « décors » à des micro-spectacles où l’auteur prend plaisir à mêler trivialité ou inventivité poétique du quotidien, embrasement de la passion, affres de la création, relations faussées exaltées ou sincères. Des dialogues au sein d’une famille « moderne », des propos truffés de clichés sur la hiérarchie des expressions artistiques, animent ce spectacle de l’humaine condition. Apostropher un inconnu pêcheur sur la plage de Barbâtre marque une étape dans le chemin de Roxane vers la réappropriation de son corps et l’acceptation de se voir dans le regard de l’autre !

    Tout semble affaire de « regard » avec -et c’est une constante chez l’auteur- les sens littéral et métaphorique entremêlés (à l’instar d’une conversation entre Paul et sa compagne Julia qui croise la projection du film « Mon oncle »). Regard regardeur et regardé ; à travers cette aimantation circulent des « images » celles qui obéissent aux canons imposés par la mode ou la publicité entre autres, et que l’auteur semble fustiger. Du coup un visage mutilé par des cicatrices -et qui rappelle les déformations que fait subir Bacon à ses portraits- aura du mal à s’intégrer dans une société du « spectacle ». Mais Sergi Velasquez -personnage pivot du roman- saura déceler la beauté par-delà les apparences. D’abord attiré par l’incandescente Rebecca, il découvrira la beauté torturante et torturée qui se dégage de photos et à travers elles, celle de la photographe elle-même et qui n’est autre que le « double » de Rebecca… l’accidentée du tout début et dont le lecteur suit (grâce à un montage alterné) les différentes étapes qui la conduiront de l’isolement douloureux à la pleine lumière.

    Doubles, jeux de miroirs (l’appartement de Rebecca est d’ailleurs envahi par ces « reflets »), vont de pair avec les échos qui s’appellent en se répondant dans la narration. Deux sœurs jumelles, deux feux dévastateurs, deux « coups de foudre », deux conceptions du Beau, les dits et non-dits (on entendra deux versions de l’accident ; mais surtout c’est à la psychanalyste Julia sœur de Sergi de donner un « sens » à  ce qui est « latent »), Eros et Thanatos !

    C’est bien un dispositif romanesque complexe que tisse Olivier Bordaçarre dans Accidents

    « Sédiments... non sentiments » (ce lapsus de Sergi n’est-il pas révélateur ???)

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  • "14 juillet" de Eric Vuillard (Editions Actes Sud)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Trop souvent on raconte la prise de la Bastille « du point de vue de ceux qui n’y étaient pas » Rendre l’événement à la foule et donner un visage à tous ces hommes , telle est la  démarche d’Eric Vuillard -qui a travaillé sur les archives de la Police sur les comptes rendus de cette journée « historique » Un compte 98 morts ; une liste 954 noms..

    14 juillet est le récit de la révolution en marche, vue de l’intérieur ; l’auteur s’est immiscé dans cette foule et il va entraîner son lecteur dans ce mouvement lui faisant ressentir voir toucher entendre une énergie à l’état brut ! Et puisque hier c’est demain, ce qui fut sera. Au détour d’une rue, d’une phrase le lecteur capte des échos qui se répondent par-delà les siècles…..

    La révolte gronde ; on est mal payé mal nourri ; c’est la famine ; la dette du pays est exorbitante. Avril 1789, saccage de la Folie Titon . Le récit s’ouvre sur ces prémices de la Révolution. S’appuyant sur le factuel, l’auteur donne à « voir » de criantes inégalités ; et ce sera la « revanche de la sueur sur la treille, la revanche du  tringlot sur les anges joufflus »

    Avec emphase on nous enseigne le règne de chaque roi…. Mais on ne nous raconte jamais ces pauvres filles venues de Sologne ou de Picardie ». 14 Juillet  donnera un visage une parole une vie aux anonymes !

    À  l’identification des 18 cadavres de séditieux (suite à l’incendie de la folie Titon) répondront en écho celle de ceux transportés au Châtelet (fin de l’avant-dernier chapitre « le déluge ») et la longue liste des acteurs de la journée du 14 juillet (chapitre la foule). À ces échos s’ajoute l’alternance entre panoramiques et zooms. Caméra subjective, gros et très gros plans, jeux de travellings, angles de vue très divers, on assiste souvent à une reconstitution cinématographique des événements. De même l’auteur fait alterner le pronom « on » -à valeur globalisante qui illustre à la fois la compacité et l’unité d’une foule- et le pronom « il  ou elle» qui individualise en la nommant et l’identifiant, une personne. Un chapitre « la foule » illustre cette démarche. Puisque les autres récits de cette « journée historique » sont empesés ou lacunaires l’auteur interroge une liste (dressée plus tard) et voici que prennent vie (nom métier date état civil étiquette) ceux qui auront fait l’Histoire.

    Chair et sang qui palpitent à l’instar de la phrase qui hoquette nerveuse, des choix lexicaux où s’invite l’argot ; rythme souvent trépidant en harmonie avec l’impétuosité de la foule. Mais que c’est beau un visage bien plus beau que la page d’un livre, les sentiments y surgissent de toutes parts et s’y étreignent

    Comme l’auteur est censé être au milieu de la foule il en connaît les acteurs « notre homme » « nous l’avons déjà vu » « la placière qui est derrière nous » « prenons dans nos bras ce Maillard malade »; ou bien l’imagination supplée aux lacunes « il faut imaginer » ou encore s’interrogeant par exemple sur les derniers moments de Sagault le batteur d’or il utilise des modalisateurs « il a dû » qui scandent en reprises anaphoriques les paragraphes qui lui sont consacrés. À un moment tout le décor s’est estompé on focalise sur le funambule Michel Béziers un pauvre diable de cordonnier de 38 ans  qui sur une planche va à la recherche de ce mot (« mot d’excuse » ?) entrevu dans une meurtrière…..

    Deux moments de pure émotion : Humbert a épargné la vie d’un soldat suisse et ce dernier  donnera sa chemise pour panser la plaie du blessé... Marie Bliard apprenant la mort de son compagnon Rousseau, allumeur de réverbères, tordue par la douleur constate impuissante que les lignes tracées par le clerc vont se substituer définitivement à la chair, à toutes les palpitations qui  auront rythmé leur Vie !

    Réalisme truculence humour sens du rythme ; tout cela n’exclut pas quelques  « envolées » plus lyriques et des interprétations à connotation symbolique. À l’Hôtel de Ville on refuse de distribuer la poudre « entre le peuple et qui s’en improvise l’émissaire il existe aussitôt un fossé. Toute la Révolution est déjà là. La Plaine ou la Montagne » Boucheron et Piquet agitent leurs chapeaux « comme un au revoir à l’Ancien Régime »  L’auteur sait aussi renouer avec la pratique de l’ekphrasis quand il décrit par exemple le sabre d’officier d’Ethys de Corny !

     « On devrait lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Élysées dérisoires [ ….].chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir » Ne serait-ce pas une des belles leçons de ce 14 juillet 1789?




  • "Tropique de la violence" de Nathacha Appanah (Editions Gallimard)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Comment faire pour que les mots ne soient pas qu’une litanie fanée et corrompue qui viendrait mourir sans bruit dans le lagon turquoise de Mayotte?Telle est la question que se posait l'auteur lors de son deuxième séjour sur l'île. La réponse est dans son roman choral "Tropique de la violence". En donnant la parole à cinq personnages, en modulant leurs voix, Nathacha Apannah invite ainsi le lecteur à écouter une complexité que chacun incarne à sa façon. Loin des clichés sur des tropiques enchanteurs -même si la beauté naturelle de l'île est sidérante- le roman fait retentir le bruit et la fureur de tous ces enfants pris au piège de la violence, et particulièrement de Moïse dont le parcours chaotique est érigé en destin

    Le roman s'ouvre sur le récit de Marie. Dans la fixité de l'Eternel où ne "subsistent que le bord des choses et le bruit de ce qui n'est plus" défilent sous forme de flashs les épisodes marquants de sa vie de célibataire, de femme mariée et de "mère" (les paragraphes sont impulsés par les phrases anaphores "j'ai 23 ans, j'ai 26 ans...  j'ai 47 ans"). Ce chapitre d'ouverture contient des "thèmes" qui, repris en écho par d'autres voix, vont jouer le rôle de variations; misère sociale, flot d'immigrés et de clandestins, insécurité. On apprend aussi que le livre fétiche de Moïse (l'enfant adopté) est "L'enfant et la rivière" d'Henri Bosco; une phrase, citée en exergue, est comme un viatique aux promesses latentes: le "là" C'est un beau pays... Sur le plan formel la musicalité frémissante de la phrase servira de contrepoint à des voix plus rugueuses dont celle de Bruce par exemple.

    Car les voix des cinq personnages (Marie, Moïse -le fils adopté dit Mo la Cicatrice -, Bruce le jeune caïd qui règne sur Gaza la cité dépotoir, Olivier le "flic" impuissant face à la montée de la violence, Stéphane ce jeune de 27 ans qui travaille pour une ONG "en avant les jeunes") vont se mêler se répondre tissant un entrelacs musical où la chronologie est délibérément éclatée. Un même épisode est évoqué mais selon des points de vue différents -la mort de Marie, la défaite du caïd Bruce au mourengué, sa mort, et l'arrestation de Moïse son assassin. Ou bien une voix évoque le début d'un épisode et la suite se prolonge dans une autre  prise de parole (là on lit et entend tout à la fois le jeu sur les "raccords"). Certaines voix chantent à la manière d'une complainte, d'autres façon rap; mais dans toutes un sens du rythme évident. À cela s'ajoute la beauté âpre ou sensuelle dans les choix lexicaux. Beauté au service de forces telluriques ou océanes mais surtout de la force incandescente de la violence. Violence de la misère, violence dans les rapports humains; violence comme seul succédané ce dont témoignent le lamento de Bruce et l'évocation de son parcours. Deux voix nous parviennent d'outre-tombe celles de Marie et de Bruce; celle de Moïse ira rejoindre les abysses, ces profondeurs que Marie sondait de son au-delà. Ainsi l'élément liquide qui enveloppe les êtres et les choses assure la circularité du roman (les dugongs et cœlacanthes que voit Marie au début sont ceux qu'imagine Moïse à la fin avant de les rejoindre pour échapper à la meute....).

    Abandonné un 3 mai par sa très jeune mère effrayée par l'hétérochromie du bébé, signe de mauvais augure; recueilli élevé par Marie une "mère" aimante; Moïse le "Noir" déraciné amoureux des lettres, bien vite se révolte contre cette "vie protégée" de Blanc; il veuttranspirer une sueur d'homme noir entendre tam-tams et cris; déboussolé par la mort de Marie; il sombre dans la délinquance entraîné par Bruce dont il est un des chevaliers servants. La recherche des origines le conduira à cette plage de sable noir encerclée de baobabs à l'endroit précis où il fut "déposé". Humilié, victime de sévices corporels, il commettra -malgré lui- l'irréparable au lac Dziani "je m'appelle Moïse j'ai quinze ans et, à l'aube, j'ai tué" (j'ai à peine appuyé et le coup est parti" ).

    Mayotte? À travers les récits de Cham l'homme aimé, Marie imaginait une "île aux enfants, verdoyante et fertile où l'on joue du matin au soir". En fait ce département français semble concentrer tous les problèmes actuels: immigration massive, délinquance, insécurité, violence, pauvreté, chômage, système hospitalier et éducatif au bord de l’explosion, population épuisée qui a l’impression d’avoir été abandonnée par la France... Et son microcosme Gaza devient un macrocosme. Gaza cité dépotoir! Olivier le flic l'assimile à la France, alors que Moïse en la découvrant s'interroge sur son patronyme (une autre appellation aurait-elle été synonyme de douceur??); Bruce le "roi des lieux" la compare à une femme dont il faut connaître plis et rondeurs et à l'entendre ce n'est pas une sinécure d'être le chef de Gaza....(choisir ses troupes, trouver des thunes, voler, agresser, acheter de la drogue) et gare à celui qui enfreint les règles (Mo sera d'ailleurs torturé et violé....Les formules euphémisantes ou imagées décuplent la force suggestive de ce cruel épisode)

    Gaza et son odeur de tous les ghettos du monde (urine merde pétrole épices sueur fermentée, moisi du linge mou) Gaza et ses bruits incessants (voitures muezzin télé cris des enfants pleurs des bébés qui ont faim) Gaza où des ados fabriquent du "bon chimique"

    Et pourtant à cet endroit même c'était le Paradis. Alors que son corps se dédouble, Bruce entre vie et trépas, se souvient mais ….Cette île nous a transformés en chiens

    De l'endroit où je vous parle-affirmait Marie dès le début- ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu'il suffira d'un rien pour qu'il s'embrase




  • Hommage au poète André MALARTRE

    Luis PORQUET


    Hommage à un poète et un homme de théâtre
    André Malartre redécouvert par Yves Leroy


    C’est grâce à l’opiniâtreté d’Yves Leroy, écrivain et homme de culture, qu’un coffret consacré à la vie et à l’oeuvre du poète André Malartre vient tout juste de voir le jour, à l’enseigne des éditions Le Vistemboir à Caen. Deux volumes éclairent ainsi l’itinéraire et l’engagement d’un homme de scène hors du commun pour qui la transmission fut le mot-clé d’une vie singulièrement bien remplie.
    Il y a ceux dont la seule obsession est d’être sur le devant de la scène et ceux qui, prodigues des dons qu’ils ont reçus, font profiter les autres de ce qu’ils savent ou ont appris de la vie. André Malartre, à l’évidence, était de cette dernière catégorie, lui qui, mieux que personne, sut transmettre et faire partager sa passion du théâtre et de la poésie, deux domaines qui, chez lui, étaient inextricablement liés.
    Marqué très jeune par sa rencontre avec le poète Georges Limbour, André Malartre (1921-1995) fut sans nul doute un acteur majeur de la vie culturelle normande et de la pédagogie du théâtre. De par le rôle essentiel qu’il joua dans l’expérimentation et la transmission de pratiques théâtrales inédites, il amena bien des comédiens à se surpasser en faisant de leur corps et de leur voix un usage qui rompait avec les conventions docilement acceptées jusqu’alors. 1968 à cet égard agira sur lui comme une sorte de séisme. En tant que metteur en scène et agitateur artistique, Malartre était porté par une exigence qui ne concédait rien à la facilité ni aux poncifs hérités des enseignements par trop conformistes ou classiques. Car pour lui la portée d’un texte se donnait à voir autant qu’à entendre dans la propre chair de l’acteur, le son et la gestuelle étant aussi impérieux que le sens accordé aux mots. Quant à la poésie, elle ne pouvait pour un tel homme se dissocier de la vie, revêtant à ses yeux une dimension incantatoire et sacrée, non au sens étroitement religieux du terme, mais comme ressource énergétique, sociale et politique, dans l’acception la plus noble du mot.
    Avec une rigueur qui lui fait honneur, Yves Leroy, qui fut de ses disciples et compagnons de route, nous fait palper la dimension humaine de l’artiste et du pédagogue André Malartre en énumérant les étapes de son parcours et les remises en cause qui l’amenèrent à inventer sa propre voie, sa propre vision de la scène. Etayé par de nombreux témoignages et documents photographiques, le parcours de Malartre est ainsi éclairé, prenant une dimension souvent bouleversante tant l’homme fut entouré d’amitié et de respect. Grâce aux archives de l’IMEC et à ceux qui partagèrent sa passion, Yves Leroy fait revivre les grandes étapes de ce destin exceptionnel. S’étant d’abord voué à la poésie, amour auquel il restera fidèle en dépit des années entièrement consacrées au théâtre, Malartre fut tour à tour professeur d’éducation physique, créateur de la fameuse revue de poésie “iô“, publication de référence, instructeur académique d’art dramatique, metteur en scène pour la Compagnie du Mal d’Aurore à Alençon et créateur du Théâtre d’Ostrelande à Hérouville Saint-Clair, dont il fut le premier directeur artistique. Ces expériences, comme ses rendez-vous poétiques, ont laissé comme un sillage incandescent. André Malartre sut rallier tout ce qui compta dans le domaine de la poésie (poètes autant qu’animateurs de revues littéraires). Cet homme inclassable mettait la notion de recherche au-dessus de la production, se méfiant du mandarinat autant que du « pouvoir culturel » des élites en poste, souvent rivées à leurs prérogatives.
    Sa passion pour la poésie, vers laquelle il ne pouvait que revenir fortifié de son expérience théâtrale, a valu à André Malartre de nous laisser une oeuvre dense, non en termes de volume mais d’intensité. Encore fallait-il que quelqu’un s’attache à la faire resurgir du silence ! Dans l’Anthologie poétique réunie par Yves Leroy grâce au concours de ceux qui l’ont accompagné dans ce projet ambitieux, nous retrouvons Malartre tel qu’en lui-même, un Malartre qui nous dit notamment ceci : ton corps / racine ou aile, ou encore : plus j’avance / plus je jette la paille au vent. Car, porté par le désir d’un théâtre populaire, il savait, comme Jean Dasté, aller à l’essentiel. Accompagné d’illustrations dues au talent de Cécile Miguel, Erik Bersou et Christian Ferré, ce précieux ouvrage nous permet de sentir combien la poésie, celle qui n’est pas absconse ou entachée de mièvrerie, agit comme un incomparable apport énergétique. Car elle est, comme l’écrivait Novalis, le réel absolu. C’est pourquoi on la craint autant qu’on la recherche. C’est aussi ce qui rend unique ce beau coffret que l’on peut commander, pour 40 €, aux éditions Le Vistemboir (10, rue Haute, 14000 Caen - www.editionslevistemboir.com). Une opportune redécouverte dont nous saluons la qualité.


    Exposition : “Présence André Malartre“, du 24 novembre 2016 au 4 janvier 2017 – scriptorium de l’Abbaye aux Hommes, Hôtel de Ville – Caen.

    Visuel : portrait d’André Malartre réalisé par Antoine Perus




  • "Le Grand Jeu" de Céline Minard (Editions Rivages)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Est-ce en s'isolant dans un érémitisme -même drapé de haute technologie- que l'on parviendra à résoudre la grande énigme de l'Existence, comprendre la Règle du Jeu? En se mettant soi-même en jeu et miser son "je" comme enjeu ? C'est à ce questionnement -où les "espaces réels" la montagne, deviennent "espaces de pensée" -que tente de répondre la narratrice du roman de Céline Ménard "Le Grand Jeu"

    Le texte fait alterner passages descriptifs et questionnements. Certes ils sont séparés typographiquement par des blancs/pauses. Dans les premiers s'imposent le "je" comme instance narrative, le recours au passé composé (qui n'exclut pas le passé simple ou l'imparfait et quelquefois le présent dit de narration) alors que dans les seconds -eu égard aux multiples questions plus globalisantes- le "je" devient un "je" plus universel (relayé par un "tu") et le temps verbal choisi est celui du présent de vérité générale. Mais malgré ces différences formelles apparentes, les deux s'appellent en se répondant, les seconds prolongent la narration censée être consignée dans des carnets (comme il est fait allusion plusieurs fois) et vice-versa. Les notations précises parfois sèches dans leur énoncé qui décomposent chaque geste (installation, repérages, apprivoisement, cuisine, jardinage, ascension) la rencontre improbable d'un moine plus tard identifié comme une "chamane" stylite ou funambule servent de support moins à "un rapport d'activité" qu'à une "expérience de la pensée" (propos de l'auteur)

     

    Faut-il se retirer de tout contact avec autrui (comme le recommandait Marc-Aurèle") éviter "un ingrat, un envieux, un imbécile" (la formule revient en leitmotiv)? Afin de se donner "une règle privée"? Dans le monde très méthodique que s'est créé la narratrice dans ce tube tabernacle refuge accroché à une paroi montagneuse, où la marche alterne avec la méditation, la lecture et la musique (elle est violoncelliste) elle était loin d'imaginer qu'une présence insolite (tas de laine pourvu d'un auriculaire immense) allait perturber ses plans initiaux; toutefois ce grain qui vient gripper la "machine" va l'aider à aller plus loin "dans sa compréhension de l'humain"

     

    Au début de son installation, la narratrice sait qu'en plantant des bambous le bosquet sera une armée invasive; mais immobile "cette assemblée d'esthètes change par sa présence la lune en lanterne et l'envoie flotter parmi les cailloux". On célèbre les trois arts avec les sept sages, poésie, calligraphie et musique. Et de fait on se rend compte à la seconde lecture que le texte semble obéir (même si l'auteur n'a pas un plan pré établi) à ces trois formes d'expression artistique. Poésie qui métamorphose par métaphores ou agrandissement quasi cosmique la réalité la plus banale. Lignes transversales, verticales, diagonales qui sillonnent l'espace montagneux en le calligraphiant à la façon d'estampes japonisantes. Musique des bruissements ou des orages de la vie (animaux insectes, forces vives de la nature). Et au final nous allons entendre le long poème écrit dans l'eau; son et image se confondent; le poème coulait au-dessus de l'eau avec elle en elle hors d'elle"

     

    Et si le grand jeu ne consistait pas à toujours se questionner sur les enjeux sans attendre de réponse?

     

    L'éternité peut-elle tenir dans une durée finie?




  • "La valse des arbres et du ciel" de Jean-Michel Guenassia (Editions Albin Michel)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Exofiction (ou fiction biographique), tel se présente le roman La Valse des arbres et du ciel. Vincent Van Gogh lors de son court séjour à Auvers-sur-Oise en cet été 1890, aurait connu et vécu un dernier amour avec la fille du Docteur Gachet et son suicide serait peut-être un homicide...Pourquoi pas ?

    L'auteur donne la parole à Marguerite Gachet. Après quelques précautions d'usage elle renoue avec la fonction phatique du langage en se présentant "moi Marguerite Gachet mercredi 19 mars 1890 je fête seule mes 19 ans". Puis elle évoque ses relations conflictuelles avec son père tyrannique le Docteur Gachet, son besoin irrépressible d'émancipation (partir en Amérique) jusqu'à ce jour où elle rencontre un peintre qu'elle prend d'abord pour un ouvrier : c'est Vincent Van Gogh. Choc émotionnel qui fera "tambouriner" son cœur de jeune  fille romantique de 19 ans. En se penchant sur cet épisode (elle affirme être le dernier amour du peintre) elle, l'octogénaire devenue (nous sommes en 1949), est censée "revivre" cette passion amoureuse qui serait  aussi un hymne à la peinture....

    Mais son style "fleur bleue" dans l'analyse de ses sentiments (avec moult clichés et redondances inutiles) la platitude des dialogues qu'elle restitue (alors qu'ils sont censés donner vie aux protagonistes) et même les notations plus "techniques" (elle fut elle-même copiste et à son "amant" elle aurait vainement demandé d'être son "élève") sont d'une fadeur déconcertante !!!

    Et que dire de toutes ces insertions en italique qui parsèment la narration ? Certes ces extraits de journaux (dont la Lanterne) ou de correspondances dessinent en creux une époque ; des informations "précieuses" sur les conditions de travail, la Tour Eiffel, le scandale de Panama, l'émigration, le projet du métropolitain ou d'un tunnel sous la Manche, la pollution (due aux chevaux dans la capitale) l'antisémitisme, etc. mais très souvent ils semblent "plaqués" (même si et surtout si on devine le plaisir un peu narquois de l'auteur à forcer son lecteur à mettre en résonance fiction et réalité).

    Le Docteur Gachet est de bout en bout discrédité. Sa relation aux peintres ? Pur opportunisme; sa relation avec Van Gogh qu'il est censé "soigner" ? L'inviter et l'inciter à boire au grand dam de Marguerite... Avec ses deux enfants ? C'est un despote. Il irait même jusqu'à faire des "faux" et les vendre... Le peintre lui aussi est "désacralisé"; et ce n'est pas le regard de Marguerite qui le voit flageller la toile de petits coups rapides et répétés qui lui rendra son aura !

    Jean-Michel Guenassia - qui avait obtenu le prix Goncourt des lycéens en 2009 avec Le club des incorrigibles optimistes - semble avoir perdu sa fantaisie créatrice...

    In fine on retiendra les conseils de Pissaro prodigués à la jeune Marguerite "ne peins pas ce que tu vois mais ce que tu ressens et si tu ne ressens rien, ne peins pas".




  • "L’incandescente" de Claudie Hunzinger (Editions Grasset)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Deuxième volet d'une trilogie commencée avec "Elles vivaient d'espoir" (Emma et Thérèse), "L'incandescente" suit le parcours de Marcelle (née en 1907), évoque sa relation dyadique avec Emma, la mère de la narratrice, sa faculté à "embraser" les êtres et les choses. Dans ce préquel (du moins en ce qui concerne la relation Emma/Marcelle) où l'on retrouve certains personnages désormais familiers, la narratrice exhumant le passé, va le reconstruire en sept fragments (certains titres ont des accents proustiens). Le présent et le temps retrouvé, l'écriture qui épouse l'incandescence du personnage, font de ce témoignage (auto)biographique un "roman", non pas au sens de fiction mais d'œuvre d'art "car la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, n'est-ce pas la littérature"?

     

    Si l'art est d'abord dévoilement, instauration ou mise en œuvre d'une vérité, le roman de Claudie Hunzinger répond à ces critères. La narratrice visitant en secret les lettres de Marcelle libère un fantôme. Et pour restituer une époque, une ambiance, mais surtout une relation amoureuse, elle mêle extraits de correspondances, commentaires de photos, reconstructions "imaginaires" (voir les verbes de perception j'essaie de voir la scène; je la voyais bien mon Emma) et souvenirs personnels. Elle en explique d'ailleurs la genèse et en définit la tonalité:"j'ai voulu quitter le cirque terrifiant de l'Histoire; je mourais d'envie d'aller rejoindre Marcelle; vite vite rejoindre les marges la grâce les premières violettes dévorées dans les haies; les premiers jeux défendus érotiques cruels de l'enfance les baisers les bosquets la "folie d'amour" indifférente au sort du monde. La littérature n'est-elle pas l'enfance retrouvée?

    Ces jeunes filles ont pour elles le "feu de la jeunesse, son éclat". Et tout un champ lexical de l'embrasement parcourt le récit surtout le premier fragment "le temps d'Emma". Si l'une (Emma) a l'amour de l'équilibre, l'autre (Marcelle) celui des excès; les deux ont le pouvoir infernal des "jeunes démons"; pouvoir qui contamine la narratrice elle-même découvrant une "île secrète" où rien n'est cloisonné en "règnes distincts"; elle se sent si proche de Marcelle celle qui est du côté de "la vie qui circule" celle qui refuse "le poids des ancêtres". N'est-elle pas elle-même la fille du "langage"? Le bel amant de sa mère Emma? n'est-elle pas la sœur de la pluie? Le paquet de lettres se mue en un palimpseste où elle va "découvrir" la "cervelle casquée de sa mère" et où en surimpression elle ajoutera son propre vécu dans sa propre écriture. D'ailleurs à certains moments du récit, les instances narratives (je, tu, elle) peuvent désigner aussi bien Marcelle (monologue intérieur), que la narratrice ou Emma (commentaires); cette "apparente" confusion n'est-elle pas à même de créer une symétrie en miroir? Et/ou ne renvoie-t-elle pas à une sorte de "matrice" originelle?... Le morceau de tissu bleu, désigne par métonymie, l'étoffe d'une vie" celle de Marcelle -que la narratrice doit "ordonner"-, une vie qui à un moment se confondra avec la maladie, la tuberculose...

     

    Pour chacun des chapitres, l'auteur adopte une tonalité et un style particuliers. Ainsi en II, "la prisonnière" l'abondance de phrases courtes, de propositions nominales, l'emploi anaphorique du pronom "elle" créent une sorte de drame dont le spectacle de marionnettes "la mort de Tintagiles" serait la métaphore. Écureuils fleurs plantes couleurs refusés dans sa claustration, (Marcelle est dans un sana pour soigner sa tuberculose) c'est par la cavale qu'elle peut les saluer et par la sensualité les métamorphoser. Ainsi, le séjour imposé à La Sainte-Feyre est un exode "de plus vers les grands territoires sauvages de la jeunesse, vers l'intériorité de l'amour, vers la folle énergie venant de la mort" La présence de colchiques "graciles et vénéneux" mentionnée très tôt dans le roman n'avait-elle pas averti le lecteur???.

    Marcelle dont la spécialité est "de vous brûler de sa vie" saura faire oublier -pour un moment du moins- la présence de la mort à Marguerite, Hélène ces jeunes filles entrées au sana. Elle est par-delà les décennies, un guide une voix une musique pour la narratrice. Car son cadeau c'est la VIE

     

    Certes Emma et Marcelle ont incarné deux univers impénétrables: celui de la raison et celui de la féerie; celui de la santé et celui de la maladie. Mais à l'instar deMarcelle, la narratrice salue en sa mère, le bel astre indépendant; Athéna au regard incandescent; Emma et son rêve d'airain.

     

    C'est par Emma que la narratrice-auteur fut initiée au pouvoir magique des mots "le mot est une résonance intérieure permettant de susciter l'absente de tous bouquets" Et pendant la douloureuse expérience de l'internat, véritable prison pour une gamine de 11 ans, elle trouvera le souterrain invisible qui mène à lacase ensoleillée: la bibliothèque de sa mère, les livres, les mots.

     

    C'est avec Marcelle -qui lui aura révélé un "autre fantôme"- qu'elle va désormais (s')approcher (de) la "figure qui les attend là-bas, pensive, dans le champ des asphodèles"

     

    "Ce père sans mots j'irai le chercher!!




  • "Continuer" de Laurent Mauvignier (Editions de Minuit)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Dans "Continuer" -et le titre a plus qu'une fonction programmatique- Laurent Mauvignier entraîne son lecteur aux côtés de Sibylle et de son fils Samuel dans les montagnes kirghizes, il le convie aussi à écouter une partition où se télescopent les voix intérieures de ses personnages et où alternent séquences méditatives et interrogations douloureuses; il lui fait  entendre le souffle de la vie -qui n'est pas sans lien avec le souffle de l'écriture-,,alors que s'opère l'intime fusion avec le monde animal, que la chevauchée se mue en "voyage initiatique" et que résonne la chanson "heroes" de David Bowie

    Le roman est composé de trois parties dont les titres lapidaires "décider" "peindre un cheval mort" et "continuer" s'apparentent à des injonctions. Injonctions qui ne suivent pas un ordre linéaire. Le roman s'ouvre en effet sur une scène de réveil (éveil vers?): les deux personnages sont confrontés à des voleurs de chevaux, ils seront sauvés par le couple Djamila et Bektash. Voilà trois mois qu'ils ont quitté Bordeaux. Puis un long flash-back va expliquer et mettre en scène les motivations de ce départ: afin de soustraire à des forces maléfiques cet adolescent qu'elle sait désorienté désaxé, Sibylle a "décidé" de "tout reprendre à zéro", en lui (re)donnant goût à la vie (regarder un ciel de nuit, s'émerveiller devant une montagne, savoir respirer et souffler)! .Nous les suivrons au pays des "chevaux célestes" dans leur parcours hérissé souvent d'énormes difficultés, un parcours fait aussi de rencontres parfois "improbables"; et simultanément nous emprunterons les chemins sinueux de leurs pensées profondes où le passé si prégnant, tapi dans les anfractuosités de la mémoire, s'en vient affleurer et contaminer le présent:

    Solaire et tourmenté le passé de Sibylle revient à intervalles réguliers, sous forme de souvenirs ou de cauchemars, sans ordre chronologique. Mais avec des dates précises, des années phares - surtout 1995 et à des moments cruciaux de la narration. Son "vécu" Laurent Mauvignier le capte et le restitue dans la plénitude du vivant en recourant au monologue intérieur, au style indirect libre et aux marques de l'oralisation. Dévastation et déflagration quand elle fut confrontée à l'horreur de l'évidence au moment même où son amour pour Gaêl était si incandescent! Le passé du jeune Samuel se confond en fait avec son présent d'adolescent marqué par une forme de "taedium vitae", de rejet de "l'autre" et presque de dégoût pour une mère "inconsciente" d'autant que son père Benoît entretient ces rapports fondés sur la dénégation! Mais ensemble, mère et fils vont progressivement s'apprivoiser. Deux scènes d'une infinie tendresse disent cette "réconciliation": lors d'une pause au bord d'un lac, Sibylle contemple le corps de son fils endormi; sa beauté d'enfant lui éclate au coeur elle dessine "une caresse qu'elle n'ose pas faire pour ne pas le réveiller; en écho, dans la dernière partie, Samuel au chevet de sa mère à l'hôpital n'ose pas la toucher "pas encore" et se contente d'écouter son souffle qui lui va droit au coeur. N'est-ce pas par le souffleque la vie circule en nous? (souffle de la vie non sans lien avec celui de l'écriture)Et de même que la mère avait "osé" violer l'intimité de son fils en écoutant sa musique, de même Samuel "osera" lire le carnet qu'elle a écrit à chaque pause. Sibylle découvrait que la chanson heroes de Bowie -qu'elle écoutait lors de ses virées à moto avec Gaël – est aussi la chanson préférée de son fils. Sera-t-elle leur nouveau viatique dans une connivence filiale??? Des effets spéculaires traversent ainsi de part en part le récit. Scènes qui se font écho. Prégnance de la chanson de Bowie. Mais aussi roman dans le roman. Sibylle avait écrit un roman et Gaël devait livrer le manuscrit à une maison d'éditions "Couper des scènes, supprimer des personnages, régler les problèmes de tension dramatique " n'est-ce pas aussi le travail de l'auteur dont Sibylle serait le double? Durant le "voyage" avec son fils elle consignera dans un carnet, son propre vécu (Samuel n'est-il pas le double du lecteur ou l'inverse?)

    On connaît la puissance suggestive la force évocatoire du style de l'auteur. La phrase par l'abondance d'interrogatives, la rapidité du rythme épouse l'affolement de Sibylle mère complètement déboussolée à la recherche de son fils "disparu" (deux fois dans le récit). Convulsive crépitante quand le martèlement de sonorités est en harmonie avec le roulement sec frappé, le son syncopé des bruits de sabots et des fers des deux chevaux Starman et Sidious. Prose poétique dans l'évocation de paysages dont ce lac qui vu du sommet ressemble à une "fève géante" bordée d'un collier aux "pierres irrégulières" et "ourlée" d'une bande de sable; vision presque paradisiaque qui contraste avec la noirceur et la puanteur des bourbiers qui avaient failli engloutir cavaliers et chevaux....Les paysages -dont l'auteur célèbre la beauté âpre rude et la magnificence- participent à (et de) la révélation des consciences. Samuel comprend tout à coup qu'il aime sa mère (même si le conditionnel atténue la force de cette révélation) quand il la voit s'ébattre dans les eaux du lac; il lui sourit et son sourire n'est-il pas celui de la tendresse et de la complicité?

    Unité de l'homme, du cosmos et de l'animal!!!  D'emblée les chevaux sont présentés comme "complices": Une connaissance mutuelle a fortifié les liens, leur nervosité est celle de leurs maîtres la communication se fait dans le silence de la connivence; il faut savoir les saluer les caresser; leur hennissement peut signifier bonheur. N'ont-ils pas en commun le froid la faim le calme et le temps? I Et c'est dans l'oeil bleu de Starman sur le point de mourir que Sibylle, à la recherche de son fils enfui, verra son reflet "déformé" comme dans les miroirs anciens qu'on trouve dans la peinture hollandaise...

    Continuer -et de nombreuses occurrences en font un leitmotiv- semble chevillé au corps et à l'âme de Sibylle  La dernière partie la plus courte celle qui donne le titre à l'ensemble sert de "résolution" voire d'épiphanie: les deux personnages auront exorcisé, en les conjurant, leurs angoisses existentielles."Aller vers les autres c'est pas renoncer à soi". Telle est bien la leçon que Samuel aura comprise. C'est désormais son credo. Et c'est lui qui enjoindra à sa mère de "continuer"

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