Littérature
Critiques littéraires
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"Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur" de Patrick Roegiers (Editions Grasset)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Quel air j’ai ? Soupirait Hergé en se voyant dans la glace… Cauchemar qui se dissout dans son énoncé malicieux ? Cauchemar intégré dans le film dont le dessinateur belge est l’acteur ? Rêve du réalisateur/créateur ? Le cinéma n’est-il pas un rêve éveillé ? Autant de questionnements que pose et que « semble » résoudre ce « cinéroman ». Cinéroman où les personnages principaux, le roi Léopold III et Hergé, vont jouer leur propre rôle dans un film que l’on tourne en même que les pages du récit ; où se mêlent en un joyeux maelstrom (avec des fondus enchaînés et/ou des raccords cut) des figures incontournables d’Hollywood, des personnages de bandes dessinées et de cartoons; où facéties, humour, jeux sur le langage – cette marque si personnelle de l‘auteur- épousent le rythme d’une aventure et peuvent provoquer cette hilarité digne des « grands comiques » du cinéma...
Nous sommes en Suisse, juillet 1948. Hergé -en vacances, pour cause de dépression- pêche au bord du lac Léman ; il rencontre Léopold III, roi des Belges, en exil. Ils sympathisent se promènent discutent. Quoi de plus « vraisemblable» ? Or simultanément ils sont dirigés par un réalisateur (le romancier ? Billy Wilder? Ou les deux.) -qui préfère les paysages reconstitués en studio, aux décors naturels [selon une logique inversée mais prise au sens littéral la Suisse n’est-elle pas un merveilleux décor de cinéma ????]. Ils deviennent ainsi les acteurs de leur propre vie… Clin d’oeil à Billy Wilder qui avait donné le rôle de la star déchue Norma Desmond, dans Sunset Boulevard, à Gloria Swanson, une authentique ex-vedette du muet ? Billy Wilder cité avec l’élégance de la connivence, et auquel le romancier rend hommage
Le spectateur/lecteur va les suivre depuis le premier jour de tournage jusqu’au départ d’Hergé, soit un mois (ce dont témoignent les indices temporels premier jour de tournage, on était à la moitié du tournage, jour de repos, il restait une semaine, deux jours avant que le mois de juillet ne se termine). Le découpage correspond aux parties du roman avec raccords plus ou moins explicites (musique fondu fin de la première partie) -le tournage étant scandé par les fameux « moteur ça tourne action » ; des scènes récurrentes comme des échos intérieurs (Donald Duck, Duffy Duck et son « coin-coin » inquisiteur, ici ; l’auberge et sa servante Colette d’Yverdon) ; les encarts (menus proposés). Les flash back (Hergé et sa rencontre avec Germaine, Léopold et l’accident mortel d’Astrid en 1935 ; positions politiques des deux protagonistes pendant la Seconde guerre mondiale...) ne poseront pas de problème de montage (l’évocation du passé s’inscrit dans la conversation filmée selon un ordre chronologique...)
Si le film en train de se faire est par son rythme comparable à une (fausse) aventure de Tintin, (le réalisateur a opté pour un film allègre) c’est bien celui du roman en train de s’écrire qui le lui imprime. Récit vif et drôle qui s’assemble par séquences successives (dont certaines inoubliables… Einstein et le professeur Tournesol) jusqu’au raout final et cette longue suite énumérative comme générique de fin. Dialogues (comme dans des phylactères) et pauses (les blancs typographiques), personnages secondaires croqués tels des personnages de BD, indications scéniques, reconstitutions, tout cela crée une dynamique où les frontières entre le réel, le vécu et la fiction, le vécu réinventé et le faux semblant sont ténues voire poreuses (d’ailleurs tout était vrai parce que tout était imaginé)
Hommage au dessinateur Hergé (Tintin et les emblématiques professeur Tournesol et la Castafiore extirpés de leurs vignettes rencontrent sur le plateau une jet-set devenue mythique). Hommage au cinéma ; au comique des années 1920 1930, et dans la forme et dans le fond. Les exergues sont empruntés à des acteurs ; le duo Laurel/Hardy, ou les « fameux » Marx Brothers, sont rendus à la « littérature vivante » - comme le furent Proust et Joyce dans l’uchronie « la nuit du monde »- tout comme le sont Hergé et Léopold III dans ce roman/film à ceci près -car nous sommes momentanément en Suisse-, qu’ils sont comme l’emmental et le gruyère….Hommage à l’écriture ! Patrick Roegiers maîtrise (c’est devenu un truisme) toutes les ressources du langage (aphorismes, stéréotypes détournés, onomatopées, jeux de mots, chutes inattendues, néologismes, etc.) et pour chacun (personnage principal ou secondaire) sous forme de pitch (parodie de wikipedia) il livre des précisions biographiques vestimentaires ou psychologiques. Non pas jeu de massacre (on lui ferait un mauvais procès…) mais le plaisir jubilatoire d’un « érudit fantasque empli d’humour » et ce désir de le communiquer, tout en sachant que « l’imagination du lecteur dépasse le roman »
Hergé traversait « une crise de création » (à l’instar de nombre d’auteurs et d’artistes) il « en avait assez des tintinades et tintineries » son esprit était « vacant ». Mais après ses « vacances » en Suisse, (pays accueillant, joyau de l’Europe, où la lumière est pure/ le silence imposant/ comme les montagnes) après le tournage du film, qui coïncide avec la fin du récit, il retrouvera l’inspiration… (voir l’épilogue)
Gageons que pour le lecteur, ce voyage inédit en Suisse, sera une « traversée des plaisirs »
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"Notre vie dans les forêts" de Marie Darrieussecq (Editions P.O.L)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Une phrase qui, d’abord hésitante, hoquette -à l’instar du corps déglingué de Viviane la narratrice. Une disposition typographique qui fait la part belle aux « blancs » comme autant de pauses dans l’écriture. Des occurrences « j’ai froid » « où en étais-je » ? qui témoignent à la fois d’un état physique délabré et d’une urgence. C’est que la narratrice qui a fui -avec d’autres- l’enfermement d’un monde où tout est connecté contrôlé robotisé, vit désormais en nomade dans la forêt ; et ce chant du cygne apparemment fragmenté, elle le dédie aux futurs lecteurs qui par hasard le découvriront dans un bidon. C’est ce long monologue que nous entendons, un monologue funèbre, nostalgique -du futur- mais aussi empreint d’humour
Certes par certains aspects il rappelle une dystopie (monde futur aliéné par drones clones, monde totalitaire, monde post traumatique) et l’on pense immédiatement à Huxley Orwell ou Bradbury … Mais il s’en éloigne par la place que Marie Darrieussecq assigne à l’écriture et par l’humour.
Je veux comprendre. Je veux témoigner écrit plusieurs fois la narratrice. L’écriture comme herméneutique, l’écriture contre l’oubli, l’écriture comme force vive de la résistance (le nomadisme plutôt que l’enfouissement, c’est possible). L’humour est celui de l’auto-dérision, il est patent aussi dans le traitement d’épisodes apparemment « cocasses » (Romero et son dentier), dans le recours aux parenthèses explicatives ; il devient noir quand il est associé au tragique (syndrome du seul survivant)
L’éclatement de la chronologie dans la restitution des « faits » (situation actuelle au moment de l’écriture, évocation du passé proche ou plus lointain, éducation apprentissage de la verticalité aux moitiés , rappel de sa profession de psychologue, le patient 0, le cliqueur, les visites à sa moitié Marie au Centre de repos depuis l’âge de quatorze ans, la fuite, les opérations, etc.) est à l’image de son corps « en morceaux » -il lui manque un œil, elle a subi une greffe du poumon, du rein, son corps est balafré de cicatrices « Dans ma pauvre tête ça ressemble à un paysage feuillu avec des tas de vallées et de chemins possibles » tout me renvoie à tout : le passé au présent et au futur, ce qui est arrivé à ce qui va venir ». Mais la confusion -apparente- trahit, bien évidemment, un travail sur l’écriture. Qu’il s’agisse d’échos intérieurs (ainsi l’allusion initiale aux éléphants qui sera reprise amplifiée à la fin) ; de la thématique récurrente voire omniprésente du « regard »,-avec tout un jeu de déclinaisons- ; qu’il s’agisse des pauses, des marques de l’oralité (mes fesses pour exprimer le doute, les interjections bah, bon bref, ha), ou de l’alternance entre phrases brèves (voire nominales ou réduites à un mot typographiquement isolé) et de phrases plus amples (dans le descriptif de la vie dans la forêt), tout cela, en scandant le récit, crée un tempo au rythme souvent tendu ou syncopé
Psychologue, Viviane « soignait » -avant la fuite- les traumatisés -dont l’unique survivante du vol Paris-Johannesburg et le cliqueur. ; ce patient 0 était programmateur de robots, il leur enseignait toutes nos associations mentales pour qu'ils puissent un jour les faire à notre place. « Correspondance » qui renvoie à la synesthésie (les parfums les couleurs les sons se répondent) mais surtout à l’association d’idées (rouge= sang= couleur= cœur= amour= joues= vin =confusion= politique = colère). Il leur manquera malgré tout l’accès à la poésie (métaphore) et la détection de certaines astuces (la double négation par exemple).
À cette époque (une sale époque) celle des attentats des drones des enlèvements des clones -où l’on avait peur de tout, où l’on pratiquait la délation, une partie de la population est dotée d'un clone de secours, de substitution. Pour Viviane ce fut Marie. Une « non-personne » simple « réservoir d’organes »une assurance-vie. Cette Marie (la chochotte) comme toutes les « moitiés » si elle est flexible ne comprend rien ; endormie pendant des années avec un embout nasal diffusant du gaz, elle a dû après l’évasion savamment organisée, apprendre à se tenir debout, à marcher...On pourrait commenter ad libitum le phénomène du « double » Mais si l’auteur lui consacre tant de pages c’est qu’il est perçu comme une page blanche à écrire ; toute cette disponibilité, ce matériau brut en quelque sorte. Sans extrapoler ne peut-on pas interpréter la relation entre Viviane et « la belle endormie » comme une métaphore de l’écriture ? Comment investir un personnage obsédant, lui donner corps par le Verbe
Alors que les gestes « sont en réseau, enregistrés, catégorisés ; lus par des robots, archivés, comparés, répertoriés » la narratrice en arrachant deux de ses implants a réussi avec d’autres à fuir. Précédée par un chien elle a marché étourdie par la forêt l’invitation du vent des arbres des oiseaux et su soleil. Une vie « sauvage » de fugitifs……
« je n’ai pas fusillé le malheureux au fond des caves » Sergueï Essenine
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"L’archipel d’une autre vie" d’Andreï Makine (Editions Seuil 2016 ; Points 2017)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Émouvant et cruel à la fois ce roman d’Andreï Makine (intronisé sous la Coupole en décembre 2016) mêle récit d’aventures -une traque dans la taïga sibérienne- et quête existentielle, sens du romanesque et réflexions philosophiques. En résonance avec les déflagrations du monde et de la Russie en particulier (celle de l’après-guerre sous le régime de Staline et celle de l’après Staline) il enchâsse plusieurs « récits »entraînant son lecteur à l’extrême orient de la Russie jusqu’à la mer des Chantars, jusqu’à cet archipel où une « autre vie» est possible…
Le roman s’ouvre sur une précision d’ordre sémantique -un distinguo entre « vivre » et exister ». Cet incipit servira en fait de fil directeur. Vivre ce fut le destin de ceux qui ont réussi à atteindre la mer des Chantars….Exister renvoie aux « autres manières d’apparaître ici-bas » -dont la poupée de chiffon est le symbole ; cette réplique de l’ange gardien qui « conseille prudence compromis résignation » Comment passer de l’un (exister) à l’autre (vivre) ce sera précisément le cheminement -initiatique- de Pavel Gartsev. La chasse à l’homme -rattraper un évadé énigmatique- aura permis une refonte totale de sa personnalité….Et aux différentes étapes de la traque avec ses rebondissements, répondent en écho celles d’une « chasse intérieure » que mène Pavel contre ses démons, sa lâcheté – celle que pourrait d’ailleurs mener tout être humain! C’était le vœu de Vassine mais ce qu’il considérait comme un « conte », son ami l’a réalisé ! Après s’être évadé du cantonnement, loin désormais du monde où les hommes se haïssent, il découvre « la décantation suprême du silence et de la lumière » « le sens de ma fuite se rapprochait de cette autre vie … » Suprême épiphanie !
Pour rendre compte de cette métamorphose, le romancier enchâsse plusieurs récits en donnant la parole successivement à un jeune narrateur (son double) chapitre I, puis à Pavel (chapitres II à V) et enfin à Sacha. Les époques 1963, 1952 et 2003 informent le lecteur sur les contextes politiques (fin de la guerre de Corée, simulation d’une Troisième Guerre Mondiale, la douloureuse période des camps, de la délation, le post stalinisme, l’époque libérale). C’est le narrateur qui écoute le long récit de Pavel et celui de Sacha, c’est l’auteur qui les commente et simultanément il évoque l’évolution de son propre point de vue :d’abord sceptique, il sera séduit par le « défi désespéré que les ermites des Chantars avaient lancé au destin » puis il sera convaincu qu’en fait « c’est l’humanité qui s’égare dans une évasion suicidaire » ..Il fustige ainsi tous les prédateurs qui « colonisent » la planète. Et son jugement est sans appel « après la guerre de Corée on avait fabriqué assez de bombes pour carboniser la planète une centaine de fois et en attendant on calcinait les villages et leurs habitants au napalm on transformait les forêts en déserts et les océans en dépotoirs »
L’épisode de la chasse à l’homme en 1952 (chapitres 3 à 5) mérite une attention particulière. Cinq hommes armés, cinq archétypes d’une Russie stalinienne. Ratinsky, jeune arriviste, Louskass inféodé au régime, l’homme à la gâchette facile, Boutov un commandant apparemment balourd mais hostile à la torture, et Mark Vassine farouchement hostile au régime mais conscient qu’une parole libre est sévèrement punie ; chacun « joue sa partition » ; seul Pavel sera le bouc émissaire en cas d’échec de la mission.
Marcher dans la taïga ? En fait il faut s’y mouvoir avec « la souplesse d’un nageur » et c’est l’avantage de l’évadé. Dans cet univers devenu mythique dans l’imaginaire collectif, dans ce paysage labyrinthique avec ses lacs, ses lacis, sa flore et sa faune spécifiques, le jeu de traque et chausse-trape ponctué par les repères temporels (le lendemain, la nuit, le soir, au matin, la nuit, au 4ème jour etc.) apparemment « ludique » n’en est pas moins cruel : il y va de la vie de chacun…Et pourtant il est plus aisé de survivre dans la taïga, que dans un camp avouera Elkan….
Du fugitif, Pavel apprend des stratagèmes qu’il fera siens, et dont le narrateur -chapitre I- sera la « victime » : Tout un jeu d’échos intérieurs traverse ainsi ce roman qui tient du western et de la quête métaphysique
Elkan attendait le retour de Gartsev, Elle attendait l’apparition de la voile carrée ; Gartsev allumait trois feux ...et quand la barque accostait ils comprenaient tous les deux que cet instant éclairé de jaspe carminé était le sens même de leur vie. De cette autre vie.
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"Héritières" de Marie Redonnet (Editions le Tripode)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Dans les trois romans parus en 1986 et 1987 aux Editions de Minuit, Marie Redonnet mettait son écriture blanche - phrases courtes, informatives, dénuées d’émotion, syntaxe élémentaire, parataxe- au service d’une mélodie spécifique : chant de la détérioration (Splendid Hôtel) parabole amère des enfances perdues (Forever Valley) récitatif venu du fond des âges(Rose Mélie Rose). Rassemblés trente ans plus tard en un seul volume « Héritières » (paru aux éditions Le Tripode), ces romans invitent à une autre expérience littéraire , résumée en quatrième de couverture « immersion dans des mondes qui résonnent, offrant un miroir sur la réalité incertaine de nos propres existences » Trois femmes déviantes, trois héritières soumises au poids du passé, trois héroïnes surgies de mondes au bord de l’implosion et luttant pour exister »
Trois voix. Trois narratrices : l’une sans âge mais qui sera marquée par les ans, l’autre une adolescente de 16 ans analphabète qui n’est pas et ne sera pas « formée » ; la dernière Mélie a douze ans quand l'histoire commence, seize ans quand elle se termine. Elles vont dire leur quotidien souvent douloureux -et l’omniprésence d’un « je » anonyme ou non est presque lancinante, quand cette instance narrative n’est pas relayée par les propos des autres protagonistes restitués au style indirect (Ada trouve que...le père dit que… le photographe dit que...Nem m’a dit que…). Harcelée par ses sœurs et par les clients, la narratrice de Splendid Hôtel doute d’elle-même dans sa tâche herculéenne de préserver l’héritage de sa grand-mère. À 16 ans la narratrice de « Forever Valley » est manipulée, exploitée à la fois par son père invalide et par Massi la patronne du dancing ; mais elle veut mener à bien SON projet «rechercher les morts » en creusant des fosses, dans le jardin du presbytère. Mélie dès la mort de Rose entreprend un voyage de SURVIE -parcours initiatique- avec un livre de légendes comme viatique
Trois voix ; trois destins ; dans une chronologie presque inversée, qui irait de l’âge adulte vers l’enfance et l’adolescence. Ou dans une perspective plus philosophique : la naissance de l'humanité mène inéluctablement à la décadence. (les occurrences de la locution négative « ne...plus » en témoigneraient aisément). Quoi qu’il en soit les mondes dans lesquels évoluent ces trois « héroïnes » sont inhospitaliers (un hôtel délabré près d’un marais et d’un cimetière ; un hameau abandonné ; une île dont la vitalité périclite face à la concurrence du continent). Mondes hors du temps ? Oui dans Rose Mélie Rose c’est celui des contes et des légendes --dont le livre légué par Rose est l'emblème- Mais il n’en est pas moins cruel et la jeune adolescente va évoluer d’abord entre mairie et bordel, entre taches rouges et fleurs qui se fanent, avant de se parer du voile de la mariée, reproduisant à la fin le schéma initial -dans cette grotte où elle fut abandonnée et où elle enfante, - comme si l’histoire se répétait au-delà du récit, tel un flux immémoriel...
Ce qui frappe à la lecture c’est à la fois une certaine placidité et le ressassement des mêmes constats. C’est surtout une volonté farouche proche de l’obstination qui résiste aux pires calamités, qu’elles viennent du monde extérieur (le marais fétide qui contamine engloutit, la vase ou le roc comme obstacles majeurs au creusement de fosses puis l’engloutissement de la vallée) ou des humains (viol agressions). Trouées lumineuses telles les enseignes -du splendid, du dancing ou du magasin de souvenirs- elles traversent les nuits de leur force d’attraction alors que tout l’alentour est voué à l’effacement (à l’instar des couleurs du grand tableau de Mélie…) Confrontées à la mort de proches (les sœurs, le père et le jeune douanier Bob), elles les accompagnent dans leurs dernières demeures, telles des déesses tutélaires d’un temps immémorial.
Manipulées certes mais conscientes ; une conscience déconcertante. Ainsi les scènes de défloraison -violentes dans leur essence même- sont traitées sans affect ; Mélie est heureuse fière de n’être plus vierge le jour même de ses premières règles… elle se sent même redevable au chauffeur du camion jaune . C’est quel’auteur adoptant le point de vue du personnage crédule, l’inscrit dans un certain état d’une société pré-morale où prévalent l’instinct de survie et la pulsion. Manière habile de représenter la persistance des rapports de force dans une société contemporaine qui défend l’émancipation de la femme dans le même temps qu’elle reproduit les conditions de son aliénation (Christine Plantec Matricule des Anges n° 185 p 25)
La thématique de l’engloutissement, de l’effacement, illustrée dans ses sens propre et figuré est certes récurrente d’un roman à l’autre. Mais les narratrices de Splendid Hôtel et de Forever Valley ont in fine le courage de regarder en face leur destin. L’hôtel s’est « échoué » mais il garde sa vue unique sur le marais et ses enseignes brillent dans la nuit. L’adolescente a été contrainte de quitter Forever Valley et de s’installer dans la vallée d’en bas qu’elle n’aime pas, mais lucide elle sait qu’au fond de l’eau se « cache l’ancien hameau » submergé comme sa propre enfance…
Eros et Thanatos, Naissance et Mort, Héritage suprême pour Mélie qui le lègue à sa fille Rose afin qu'elle le perpétue. Marie Redonnet en citant en exergue au Splendid Hôtel un extrait d'Illuminations -Déluge, ne revendique-t-elle pas l'héritage littéraire de Rimbaud ?
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"L’Ordre du jour" de Eric Vuillard (Editions Actes Sud)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Compressée, inventive, vivante facétieuse aussi, l’écriture d’Eric Vuillard ne se contente pas de ressusciter des pans de l’Histoire ; elle met en exergue ces petits pas qui à chaque fois auront précédé les grands bouleversements. (les récits précédents le prouvent aisément). L’ordre du jour n’est pas une énième version de la genèse de la barbarie hitlérienne ; mais l’auteur nous invite à scruter -comme dans une antichambre- quelques faits qui ont précédé l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938. « les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas »
Eric Vuillard restitue ainsi des scènes inaugurales -et trop souvent méconnues- comme autant de prémices : la réunion du 20 février 1933 au Reichstag où les fleurons de l’industrie allemande sont conviés -pour ne pas dire sommés- à participer financièrement à l’élection législative de mars ; la visite privée de Lord Halifax à Goering le 20 novembre 1937 qui scelle tacitement une entente; la convocation du chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg au Berghof, le 12 février 1938 pour lui signifier un ultimatum…… et nous voici le 12 mars 1938 à Londres conviés au repas qui réunit Churchill Chamberlain et l’ex ambassadeur Ribbentrop, alors que l’Anschluss « est en marche »….
Pour chacune de ces scènes (séquences) le rythme de la phrase la profusion de détails le jeu de flash back ou de prolepses, l’alternance entre présent dit de narration et passé simple, les anaphores qui scandent un paragraphe, les exhortations au lecteur et l’ingérence immixtion du « narrateur » (emploi du présent de vérité générale, emploi du pronom « je » ou de l’adjectif possessif « nos ») contribuent non seulement à rendre le récit très vivant mais à solliciter une « participation » active du lecteur en lui proposant au autre regard sur des faits avérés !
Ce n’est pas pur hasard si le récit obéit à une construction circulaire ; les industriels convoqués en ce 20 février 1933 (début du récit) bien identifiés au départ par leur patronyme, vont bénéficier après la guerre, d’une impunité éhontée et c’est par métonymie -la marque pour désigner la firme et ses directeurs- qu’ils subsistent dans la mémoire collective et surtout dans notre quotidien (vêtements ascenseurs voitures médicaments montres etc..). L’ordre du jour est bien le procès des compromissions entre le pouvoir politique et l’industrie (qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler Davos...)
Si dans le dernier chapitre (Mais qui sont tous ces gens?)Gustav Krupp lors du dernier repas à la villa Hügel, au printemps 1944, voit les spectres de ses victimes, (des dizaines de milliers de cadavres les travailleurs forcés, ceux que la SS lui avait fournis pour ses usines), ce n’est pas pure invention de l’auteur ; il dit avoir tiré cet épisode d’un témoignage « le raconter était une manière de relier deux espaces (les demeures où se prennent comme à huis clos les décisions patronales et les usines) « les ombres des victimes venaient un instant hanter la conscience des maîtres »
Au moment même où le petit dictateur autrichien Schuschnigg hésite à souscrire aux injonctions d’Hitler (il y va de l’opprobre ou de la grâce, il y va du sort du monde), dans un asile de Ballaigues (Jura) Louis Soutter dessine des personnages hideux avec ses doigts trempés d’encre. Sa vision apocalyptique n’est-ce pas celle de l’agonie du monde qui l’entoure ? Telle est l’interprétation d’un auteur soucieux de mêler la petite et la grande histoire mais en fustigeant l’aspect grand guignolesque des uns (immortalisés dans des films ou sur des photos) et en suscitant de l’empathie pour les « oubliés »...Que dire aussi de cet intellectuel Günther Stern accessoiriste à Hollywood Custom Palace contraint (ironie du sort) de cirer les bottes des nazis « avec autant d’application qu’il brosse les cothurnes des gladiateurs » ; il travaille pour la grande machine américaine du cinéma qui avait déjà déposé les costumes des militaires nazis sur les rayonnages du passé pendus aux cintres des affaires classées…. Magasin des accessoires !!!
Ainsi la juxtaposition, « inattendue » pour le lecteur, de faits concomitants confère au récit une ironie brûlante ou glacée, tout comme elle résonne tel un avertissement.
Déboulonner des mythes : celui de la toute puissance de l’Armée allemande par exemple, la voici qui tombe en panne, la frontière de l’Autriche à peine franchie…Un épisode cocasse
Vitupérer le cynisme : il y a eu des suicides en Autriche une semaine avant l’invasion (Eric Vuillard donne un visage un nom à ceux pour qui la mort a traduit leur ressenti « dégoût pour un monde dans sa nudité meurtrière ») et la compagnie autrichienne a refusé de fournir les juifs, car ils se suicidaient de préférence au gaz en laissant impayées leurs factures … Que cela soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu’importe ; lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité
On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme.
Mais on tombe toujours de la même manière dans un mélange de ridicule et d’effroi….
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"Celui-là est mon frère" de Marie Barthelet (Editions Buchet Chastel)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Pour ce conte qui se veut universel : lutte pour le pouvoir, lutte des opprimés contre l’oppresseur, lutte pour un territoire- Marie Barthelet a choisi d’adopter le point de vue du "souverain", de « comprendre » ce qu’il peut éprouver dans sa chair, dans sa psyché -quand son frère d’adoption tant aimé a décidé de quitter le royaume, quand le même de retour, va s’insurger rameutant son peuple contre lui, quand le royaume est en proie aux pires fléaux. Elle lui donne la parole. Il va s’adresser à son frère, en un long monologue incantatoire -dont la trame n’est pas sans rappeler le récit biblique -Moïse et le Pharaon- et dont le titre lui-même renvoie à l’évangéliste Marc "quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère"
Une voix comme venue du fond des âges ; une voix qui exhume le passé de l’enfance -cinq chapitres ont pour titre "réminiscence"- Une voix qui exalte les moments de grâce, de connivence. Une voix qui ravive la douleur de la perte « j’avais le goût de mourir pas le courage » j’avais si mal au passé ; si mal. Car la relation privilégiée qu’il avait entretenue avec ce frère d’adoption va au-delà de l’amitié : ce dont témoignent ces aveux « toi mon tourmenteur toi ma maladie toi mon épouvante ma fin brutale toujours TOI toi mon Juge éternel, parce que je t’ai aimé je te dois la franchise. Les deux enfants, les deux adolescentsformaientun couple que le futur souverain croyait « inséparable », un couple dont l’alliance indéfectible avait été marquée dans la chair par le sang versé. La séparation n’en sera que plus douloureuse. Et si le frère -à l’instar de Moïse- vient en messager annoncer les pires catastrophes (eaux empoisonnées, peste, lèpre, grêle dévastatrice) comme autant de fléaux mérités, le tyran -L’Intouchable, le Pauvre de Coeur-, n’a pas su (voulu?) comprendre la grammaire des hommes. Lui qui affirme ne pas se posséder, être prisonnier de son enfance, est pourtant « l’assassin de son peuple » et il aura beau arguer de ses qualités passées, et de la corruption inhérente à l’exercice du pouvoir, rien n’y fera "j’aurai ta peau" lui a déclaré "son frère" L’autorité tyrannique d’un côté, l’égalité pour tous, des droits pour chacun de l’autre. Un « je » opposé à un « nous », l’oppresseur et les opprimés (même si la route est difficile, que les pierres blessent les pieds, et que le soleil brûle les yeux)
Quelques indices ancreraient le monologue dans une forme de contemporanéité : télévision, mobylette, cinéma, caméras de surveillance, voitures blindées, groupes électrogènes ; bien plus refusant d’utiliser certains termes qu’il a bannis de son vocabulaire, le souverain à propos du mot « race » appliqué aux humains, s’indigne serions-nous au siècle dernier ? Certes les prénoms ou noms de certains personnages ont une consonance arabe, égyptienne ou orientale (le fidèle Dahoum, le médecin Shemset, l’acteur Képhas, l’épouse Watdjat, le fils Qamar) et le palais peut ressembler à celui des Mille et une Nuits. Le fils lui-même a « un profil de miniature persane ». Mais en recourant à un temps qui n’est ni présent ni passé, en ne nommant jamais les deux frères, en ne précisant jamais une quelconque localisation, Marie Barthelet exhausse le récit à l’Universel. Ce que confirme la phrase de Mahmoud Darwich citée en exergue "deux étrangers en un même temps, en un même pays comme se retrouvent les Etrangers sur un même abîme ?".
La lutte qui oppose deux "ennemis" c’est aussi celle de deux peuples, pour un même territoire qu’aucun n’est décidé à partager, une histoire "atemporelle" ; mais qui n’est pas dénuée de substrat idéologique … Or, en entraînant le lecteur dans le flux quasi hypnotique des émotions du souverain, en rendant palpable sa blessure/déchirure, la romancière humanise le personnage, et suscite chez le lecteur une forme d’empathie…Car ce serait lui la "victime" : victime de son passé, victime de son embrigadement pour l’accession au pouvoir. Monarque désormais impuissant, il assistera à la mort (par balle dans la nuque) de son enfant...La barbarie en acte est ici du côté des insurgés…
On peut se laisser envoûter par les qualités d’écriture indéniables (choix du rythme, mélodie hypnotique, rigueur de la composition, mélange de poésie et de réalisme) on n’en restera pas moins "lucide"...et "critique".
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"L'administrateur provisoire" de Alexandre Seurat (Editions La brune au rouergue)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
La découverte d’un secret -collaboration d’un membre de la famille au Commissariat général aux questions juives sous le régime de Vichy- ; traquer ce secret en faisant appel à la mémoire familiale et en consultant les archives officielles ; on croyait le sujet rebattu et la démarche éculée. Alexandre Seurat dans « L’administrateur provisoire » leur insuffle une force nouvelle. Le choix d’une écriture faussement neutre, l’originalité dans la construction du « récit », l’enchevêtrement ou la surimpression des repères, des récurrences thématiques (à la fois littérales et symboliques) et le questionnement même sur l’écriture, tout cela fait de ce « récit » une œuvre éminemment littéraire, entre le documentaire et la fiction.
Ce sont les morts qui sont dangereux ...ils gisent tranquilles quelque part.Cet extrait d’une phrase de Faulkner -cité en exergue- est comme le fil directeur de « l’administrateur provisoire ». L’auteur donne la parole à l’arrière petit-fils de Raoul H. Le narrateur n’avait quasiment jamais entendu parler de lui, mais persuadé que la mort prématurée de son frère est liée à un « secret » il entreprend de le démasquer coûte que coûte ; et ce sera un « corps-à-corps » avec Raoul H. Comme les « témoignages » des oncles maternels qu’il interroge sont parcellaires, ou peu convaincants, il consulte les archives nationales, s’entretient avec une auteure, avec un universitaire -qui fait le distinguo entre « spolier » (vol légal) et « piller », compile photos, correspondance. Progressivement, méthodiquement s’élabore le portrait de Raoul, homme autoritaire, inventeur d’un dendromètre, il aura participé activement à la « spoliation » des biens juifs. Et comme on parlait de « gouvernement provisoire », sa fonction n’a pas pris fin avec le retour de son fils, de l’oflag….Son « zèle » -enfoui sous des prétextes fallacieux, par la famille- rejaillit sur l’arrière petit-fils « il y a son nom dans l’inventaire, son dossier H. Raoul… avec la honte : je viens de là, de Raoul H ».L’enquêtedevient quête intérieure, ne serait-ce que par cette douloureuse prise de conscience, qui elle-même pose un autre problème : peut-on se faire « l’historien de sa propre famille » ??je ne sais ce qui me pousse à parler de tout ça à tout le monde comme si cela me résumait, me justifiait. Je voudrais pousser devant moi des mots qui diraient plus que je n’ai jamais dit, des mots capables de nous soulever tous, je ne les trouve pas
Ce qui frappe d’emblée à la lecture c’est la froideur de l’énoncé dans le rendu du « métier d’administrateur provisoire » -même si çà et là affleurent des réactions « à chaud » ou qu’on entend parfois comme une voix intérieure. Comme si le factuel était livré de façon brute, avec cette distance qui sépare le « sujet » de « l’objet » de sa quête. La parataxe, l’art de l’ellipse et la suggestion -que l’auteur a préférée à l’explication- contribuent à cet effet. Plus saisissant est ce montage « parallèle » quand le narrateur fait alterner dans un même paragraphe, des épisodes concomitants : la rencontre de ses grands-parents, leur mariage et le sort réservé à ces êtres spoliés qui seront embarqués vers une mort annoncée (par la faute de Raoul H)…
Le temps du récit semble épouser celui du procès. À la fin de chaque partie en effet, une page en évoque une étape -depuis le « faites entrer l’accusé » jusqu’au verdict prononcé par le juge. Comme si le factuel rapporté par le narrateur trouvait sa propre conclusion dans le verdict « officiel ». Et si l’Histoire ne se déplace que par blocs lourds, lentement (propos de l’universitaire) il en sera de même avec l’histoire de l’arrière-grand-père -ce dont rend compte la disposition typographique : des « blocs » de narration, de dialogues, de pensées séparés par des blancs plus ou moins importants.
À cela s’ajoute un entremêlement par surimpression des repères géographiques et temporels, et/ou le passage du rêve au réel revisité. Le lecteur suit le narrateur en un lieu précis, à un instant précis mais dans le paragraphe suivant il peut être projeté dans un autre lieu, une autre atmosphère, à une autre époque et revenir au moment de l’écriture.
Seules, rémanentes, des silhouettes, ombres qui s’animent. Celle du frère (que le narrateur convie dans ses souvenirs, ou qui s’invite à intervalles réguliers -tant elle est prégnante- dans l’enquête). Celle de la mère (avec des jeux d’échos entre le prologue et l’épilogue). Celles des victimes de Raoul H, Ludwig Ansbacher et Emmanuel Baumann quand le narrateur donne à voir leur parcours, avec les procédés cinématographiques des plans séquences, des jeux sur la lumière et le sens du cadrage. Une silhouette bleutée ? Mais c’est moi ce visage fissuré ? un visage hiératique inexpressif me regarde ou est-ce moi qui le regarde et qui cherche en lui mes questions ? Le narrateur imagine qu’au moment de sa mort Raoul H est entouré de silhouettes (aux visages fatigués) qui le regardent depuis un lieu énigmatique ..Raoul H lui, ne les voit pas….
C’est la nuit. Un homme entre subrepticement dans un appartement. Il examine, consigne tout ce qu’il voit dans un carnet (prologue). Un auteur entre comme par effraction dans le passé jusque-là verrouillé de sa famille ; il découvre ce qui lui semble l’innommable. Dans le bureau de sa mère - elle a toujours été persuadée d’avoir des ancêtres juifs- le narrateur ouvre avec précaution une veille boîte encarton ; il y a le pommier en bois peint « On touche avec les yeux» recommandait Raoul à sa petite-fille tout en lui montrant le « mécanisme » de la boule rouge ; elle-même, plus tard, fera la même recommandation à ses deux fils « on touche avec les yeux » « c’est ancien » ...Une boule rouge saute de tige en tige avant d’être récupérée par un personnage articulé qui la dépose dans un panier…..Métaphore de la quête/enquête ? Métaphore de l’écriture ?
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"Anguille sous roche" de Ali Zamir (Editions le tripode)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Elle se prénomme Anguille, elle a 17 ans, elle est sœur jumelle de Crotale et fille de Connaît-Tout. Elle vient d’être vomie par la terre et se retrouve soudain dans un sépulcre abyssal. Alors pour le peu de temps qui lui reste à vivre, elle prend la parole -dans l’urgence- afin que souvenirs images et visions (re)adviennent par le Verbe. Un long récit composé de six parties titrées mais qui s’éploie en une seule phrase -certes ponctuée de nombreuses virgules. Une seule phrase comme le point de suture d’une blessure…
Dès la première partie, on apprend pourquoi le père a choisi un tel prénom "poisson ubiquiste malin" "je veux faire de mon enfant un modèle qui saura se battre pour se faire une place dans ce monde, un enfant qui n’ouvrira la bouche que pour éclairer les âmes obscures" Le récit sera "anguilliforme" -c’est-à-dire et de l’aveu même de l’auteur, un Comorien né en 1987- "ce qui brouille les frontières, et se distingue par la singularité" Très souvent dans ce flux logorrhéique Anguille -Poisson terrestre en train de se noyer-, interpelle son "destinataire" (-lecteur ?, monde sous-marin ? pêcheurs ? vous les hommes, vous les moralistes, et/ou tous les acteurs du théâtre de la vie, qui ne m’entendez pas)-Elle est consciente de le "fourvoyer" dans des détails inutiles, ou éveille sa curiosité par de fausses prolepses (nous verrons cela plus tard, ne brûlons pas les étapes) ou lui intime "d’ouvrir bien ses fesses pour comprendre la suite" ; ayant connu les affres de l’amour, elle prodigue des conseils (méfiez-vous de la capture de votre regard ; il faut aussi regarder les choses par les fesses et pas seulement par les yeux). Elle-même en se dédoublant s’admoneste "n’as-tu pas une araignée au plafond ; arrête de jacasser, merde … je ne dois pas perdre le fil comme ça, revenons à.... Arrête de péter les plombs....) Elle "s’égare" délibérément dans des digressions - sur l’éducation, les mœurs animales, l’art de péter, sur l’essence de l’amour. Ces apparentes digressions énoncées au présent de l’indicatif très souvent empreintes d’humour.gardent toujours les marques de l’oralité et témoignent d’une étonnante lucidité. Mais ce faisant, Anguille va retarder le moment où elle doit comprendre " comment elle en est venue là "en pleine anguillade dans une mer obscure ; et pourtant elle a conscience qu’elle doit vite en finir avec ces souvenirs avant que les images ne s’envolent. Les confessions iront, dans cette "histoire infinie", de révélations en révélations, de rebondissements en rebondissements (illustrant d’ailleurs l’expression imagée "il y a anguille sous roche") jusqu’à l’horreur (dernière partie). Son discours est parsemé d’expressions latines "in petto" -que l’auteur semble affectionner-vade retro, ex abrupto, illico presto, ad vitam aeternam, hic et nunc, ipso facto qui dans leur contexte créent un comique du décalage, de même que le mélange de réalisme plus ou moins cru et l’usage de mots ou expressions littéraires ou surannées.
La narratrice procède par zigzags et/ou enchâssement de récits : les anecdotes et histoires du père, le récit de Vorace lui contant la vie de son féal Voilà, celui de Crotale évoquant ses relations "platoniques" avec les garçons dont Cobra, celui de Tranquille, la tante, que lui confie Crotale, celui du menuisier -sur l’embarcation- arnaqué par un client fonctionnaire. Elle restitue des ambiances : (celle du port de la ville de Mutsamudu capitale d’Anjouan avec sa medina, sa citadelle, avec ses quartiers et leurs odeurs leurs bruits leurs couleurs, la présence historique et tutélaire du badamier, la plage de Mjihari) des coutumes (le spectacle de "tam-tam de bœuf" sur la place Pangahari, la mosquée de vendredi) Mais surtout, elle sait rendre "palpable" la traversée tragique sur un kwassa-kwassa surchargé de clandestins à destination de Mayotte…Mélange des genres et des tonalités au service d’une construction élaborée qui peut rappeler celle de la tragédie à l’antique
Récit d’une vie, récit polyphonique parfois (avec ces bouts d'histoires comme autant de fragments de destinées humaines), ce roman aux allures de conte cruel (Je suis une vague qui a débarqué d’abord sur terre avant de se retirer ensuite dans la mer là où je suis née) se prête à une lecture plurielle (roman de formation, violente dénonciation de la " cruauté humaine " entre autres)
"Anguille sous roche" a été encensé par toute la critique. Est-ce parce que l’évocation de naufragés sans assistance est en résonance avec notre actualité ? Est-ce à cause du choix d’une phrase unique (mais en cela Ali Zamir n’est pas novateur…) du mélange de gouaille et de poésie ? Ou tout cela à la fois ?
Une anguille ne regrette jamais, quand elle fonce dans les brouillards rien ne peut l’arrêter, même les liberticides, j’ai choisi ma vie et mes actes comme on choisit une route et une vitesse
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"Face au Styx" de Dimitri Bortnikov (Editions Rivages)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Qui oserait encore affirmer, péremptoire, après la lecture de "Face au Styx", que c’est l’histoire racontée qui définit une œuvre ? (le roman surtout) Cette tendance à privilégier "l’image de la littérature" au détriment de "l’acte littéraire" Pierre Jourde la fustigeait déjà dans "la littérature sans estomac" : « le journalisme littéraire en France ne se préoccupe pas de l’être du langage c’est-à-dire de ce que l’écrivain réalise avec des mots ».
Que les choix d’écriture de Dimitri Bortnikov, écrivain russe vivant en France, déplaisent à des lecteurs outrés par -ou insensibles à- une logorrhée à la fois "mystique et scatologique" ou rebutés par l’éclatement de leurs repères linguistiques, est un autre problème !!!!
Laissons-nous embarquer "face au Styx" (cf illustration de Joachim Patinier "traversée du monde souterrain") laissons-nous emporter dans un tourbillon logorrhéique, sismal où sont conviés les vivants et les morts. Oui, nous allons vivre une véritable expérience littéraire puis "écouter le silence où l’âme se déshabille des mots".
Ce qui frappe d’emblée à la lecture c’est le caractère torrentiel, déchaîné et volcanique de l'écriture comparaisons truculentes, rythme insufflé par de multiples exclamatives tirets et onomatopées, enchâssement de récits, mélange de visions oniriques ou fantasmatiques et de scènes plus "boschiennes" ; une écriture où se côtoient le sublime et le loufoque, le lumineux et le sordide, la tendresse et la violence. Dimitri Bortnikov nous y avait certes habitués depuis "le syndrome de Fritz" (traduit du russe par Julie Bouvard) et surtout depuis "repas des morts" directement écrit en français -cette complainte torturée et torturante à la syntaxe syncopée. Dans Face au Styx (dont l’écriture a demandé presque huit ans) le narrateur Dimitri (double de l’auteur ?) nous entraîne en des va-et-vient incessants entre un "ici" (Paris) et un "là-bas" (sa Russie et Samara sa ville natale). Ainsi aux déambulations dans la capitale (errances et accointances, recherche d’une "piaule", d’un travail, attente de la femme aimée Fevronia) se superposent des images du passé empreintes de "délires" (les dimitreries) ou traitées en de longues séquences (tiraillé par la faim un soir de Noël à Paris, il se rappelle l’enfer glacial "l’horreur boréale" de ses deux années d’armée, par exemple). Visions et divagations auxquelles sont conviés les grands de la littérature et de la peinture mondiale, car ce lettré amoureux des mythes antiques et modernes cite avec l’aisance de la connivence ses classiques russes autant que Shakespeare Cervantès Rabelais…
Va-et-vient aussi d’un bord à l’autre du fleuve mythologique des Enfers. Le thème de la mort (cette dame aveugle aux lunettes de soleil qui fauche bien, à ras de tout) est en effet omniprésent dans le roman. Celui-ci s’ouvre sur la mort de Norma "la plus belle des chattes" puis ce sera celles de la Marquise (Dimitri est employé-ménager chez des personnes âgées) de Nina, d’un bébé, ou encore de la petite Anca… Et au final celles du père, Dimitri revenu au pays natal, chapitres 36 à 40, assiste à sa lente agonie dans la lutte contre "l’ange de la mort" et de Damiane surgie du milieu du Styx, une morte-vivante "toute silence, toute caresse", qu’il peigne avec amour avant…
Par associations d’idées ou surimpression il fait surgir d’une des rives du Styx, afin de dialoguer avec elles, les figures qui l’ont marqué : le grand-père Jo "ivre de tout", Babanya l’aïeule aveugle âgée de 4 mort-nés et de 13 enfants, Anton son camarade de classe le "gibbeux". L’enfance est peut-être "morte" mais, lui, adulte devenu, n’a rien oublié et continue de parler à ces chers disparus -les mots lui reviennent comme les oiseaux migrateurs- il sait varier style et tonalité en fonction du destinataire(humour pour pépé Jo, tendresse pour Babanya) et l’expression "toi-moi" renforce le lien entre ces "indissociés".
À tous ces va-et-vient (vie/mort, Paris/Russie, rêve/réalité) correspond au niveau de la structure (composition) une alternance entre des séquences drôles et des scènes plus intimes avec des effets d’échos intérieurs.
"Shakespeare des Schtroumpfs" lui, Dimitri, "le blairovitch des steppes, le rossignol de Sibérie"qu’a-t-il cherché toute sa vie à travers ses "chutes et chevauchées ses dimitreries ses hivers et ses printemps ses mystiqueries et ses pogroms de l’âme" sinon un état, un être humain qui lui montre son vrai visage…
Les morts ? Il y a ceux pour qui la délivrance arrive avec l’ouragan et ceux pour qui la fin vient dans la neige silencieuse, qui couvre l’agonie telle une mère, la cheville dans le Styx qui monte.
Les morts et les vivants, et les pas encore nés, et les morts à naître, il les convoque en une ultime vision, avant que n’éclate l’ouragan dans le silence du "rapt de la vie".
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"Une bouche sans personne" de Gilles Marchand (aux forges de Vulcain)
Colette LALLEMENT-DUCHOZE
Un titre étrange -qui sera expliqué à la fin-, une composition originale -le roman est encadré par deux chapitres numérotés 0 qui se font écho-, une narration qui mêle allégrement l’absurde, la fantaisie verbale et des situations loufoques, rocambolesques, sous cette apparente légèreté, le roman de Gilles Marchand se donne à lire comme un hymne à l’amitié, à la gloire d’une figure tutélaire, celle du grand-père, mais surtout comme un "apprentissage" de la "résilience".
Le texte d’Italo Svevo « la conscience de Zeno » (dont une phrase est citée en exergue) sert de "fil conducteur" ; le grand-père lisait ce roman, son petit-fils, le narrateur, en fait son livre de chevet et l’auteur, Gilles Marchand, emprunte, en partie, à l’auteur italien le procédé littéraire du "flux temporel". Si les "choses que tout le monde ignore et qui ne laissent pas de trace, n’existent pas", le narrateur en revanche porte les "traces de l’Histoire" qui remontent à l’enfance (la scène originelle ne sera dévoilée qu’à la fin en une vision où le crépitement de la phrase imite celui des flammes). J’ai un poème et une cicatrice affirme d’emblée le narrateur. Cicatrice que masque le port permanent d’une écharpe. Poème celui de sa vie, celui de la Vie, celui qui transfigure et ré-enchante le quotidien et que le roman va faire jaillir (alors que tout jusqu’alors était délibérément "cadenassé") et en écho le poème de Jean Tardieu.
Nous sommes en 1987. Le narrateur est comptable. Il a 47 ans, il vit seul. Chacune de ses journées obéit à un rituel qui semble immuable et dont rend compte la structure formelle de la plupart des chapitres. Après le travail, le métro, c’est le rendez-vous le soir avec ses amis Sam et Thomas (ils portent eux aussi les stigmates de blessures) dans un bar tenu par Lisa - il en est secrètement amoureux. À partir du moment où malencontreusement du café a maculé son écharpe, le narrateur se doit de se "dévoiler" en mettant à nu son passé... Au fur et à mesure qu’il ressuscite ses souvenirs -mais surtout la figure tutélaire du grand-père- les garde-fous de la rationalité explosent et l’environnement se détraque : comme la concierge n’a pas été remplacée, les poubelles s’entassent jusqu’à obstruer l’entrée de son immeuble (et l’entrée du tunnel d’immondices est jalousement gardée par Gérard) ; la femme au chien est désormais tenue en laisse par l’animal ; la boulangère et ses crédos météorologiques ; son emploi systématique du futur constate que "tout va de travers". Sam reçoit des lettres de ses parents disparus. Dans le métro le narrateur imagine en une longue suite énumérative les usagers potentiels harnachés de leurs "attributs" de travail. La danse d’une mouche chorégraphie l’espace de l’appartement.
"Rêveur fantaisiste" Pierre-Jean aura appris à son petit-fils (qu’il a élevé seul), l’art de transformer la réalité ; ce dernier, adulte devenu, va "la transformer pour essayer de voir comment elle aurait été perçue par les yeux de son grand-père". Et comment opérer cette transmutation sinon par l’imagination et l’écriture ? Imagination qui voile les arcanes du réel et les blessures de l’histoire ; écriture qui joue avec toutes les ressources du langage. On devine le plaisir de Gilles Marchandà faire de son personnage narrateur et conteur "l’artiste de sa propre vie". Il jongle avec les aphorismes, revisite les clichés ; des phrases accumulatives scandées par des anaphores (je me rappelle ou il y a) côtoient le comique de l’absurde, les jeux avec les mots (un raton lavait, un abbé badait) et avec les sonorités. Tout cela crée un univers qui rappelle parfois l’étrange et le merveilleux d’un conte où les oiseaux font des rêves,inventent des couleurs pour se peindre les plumes... Chaque soir dans le bar, face à un public de plus en plus nombreux, il "raconte" ("je suis une bouche") mais il décide de réserver "la fin de son histoire" à ses amis -le cercle des happy few auquel est convié le lecteur- quand le moment est venu "d’affronter ses démons". Ce sera après une séquence, paroxysme du théâtre de la cruauté surréaliste mêlant les genres (danse orientale, cirque) et les tonalités (tragique et comique). Ce sera dans son appartement -réceptacle de sa conscience et de son passé : les écharpes y sont repliées comme les strates de sa vie... lesphotos d’un autre âge immortalisent "les voix chères qui se sont tues".
Un récit "simple témoignage sous forme de cicatrice et de souvenirs trop longtemps enfouis" avoue le "récitant". En écho, Thomas affirme que la présence d’animaux plus ou moins anthropomorphisés dans le roman qu’il vient de terminer, n’en fait pas pour autant un conte philosophique c’est "juste une histoire sans prétention" comme "une bouche sans personne" ? (les effets spéculaires qui traversent le roman en un prisme "littéraire" autorisent cette question...)
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