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Littérature

Critiques littéraires

  • « L’heure des oiseaux » de Maud Simonnot (Les éditions de l’Observatoire)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    2008 : on découvre que le célèbre orphelinat de l’île de Jersey qui avait fermé dans les années 1970, était un lieu de maltraitance physique et psychique. En s’emparant de ce réel, -un factuel vérifiable-,la romancière cherche -tout en le fustigeant- à l’incarner dans le parcours/destin de deux enfants orphelins Lily et le Petit. Parcours qu’elle confronte à l’enquête menée 60 ans plus tard par une jeune femme sur les traces de son père. Montage parallèle, dualité et gémellité, réalisme et onirisme, traversent en un faisceau d’enchevêtrements un drame qui devient une tragédie existentielle avant d’être exhaussée au rang de tragédie mythique !

    Soit deux temporalités, deux types d’énonciation (le je de la narratrice et un récit à la 3ème personne) deux « enquêtes » mais qui sont aussi « quêtes » de soi, quête des origines, deux « styles » d’écriture -journalistique et poétique, du moins au tout début. Ce choix initial peut paraître « artificiel » mais grâce au soin apporté aux raccords et grâce à des similitudes par-delà la temporalité - la sensibilité aux chants des oiseaux, les liens de parenté – les deux « blocs narratifs » loin de se juxtaposer en morceaux éclatés, vont se croiser jusqu’à parfois s’enchevêtrer, tout en préservant leur spécificité.

    Lily pour pallier les brimades la maltraitance survit grâce au chant des oiseaux, grâce à la découverte de la Forêt oubliée, grâce à la connivence avec l’ermite et grâce à l’amour « inconditionnel qui la lie au Petit » ; dans le lieu de profonde paix elle rêve sa vie ; couronnée de branches et de pétales, cette Déméter des temps modernesse crée un jardin inviolable pour affronter le supplice quotidien ; elle exécute une danse du soleil tenant un fossile soit des millions d’années dans ses mains. Mais l’île est -par essence- une prison dont elle ne pourra hélas ! s’échapper. (Une île est une cellule à ciel ouvert ; l’azur forme un mur). Au moins avec le Petit (Simon) elle aura su « briser la normalité de ce monde, en arracher le voile, et permettre aux choses de briller de leur propre lumière intérieure » (Valeria LuiselliArchives des enfants perdus, cf exergue). Tout cela est évoqué avec l’élégance poétique du conte !

    La narratrice, progressivement, méticuleusement, « reconstitue » les événements : elle a rencontré les deux sœurs l’ex institutrice et l’ex intendante, a recueilli le témoignage de Meredith, a consulté les « archives » de police, a pu voir le cliché du cadavre au bas de la falaise, s’est interrogée sur le rôle d’Alphonse Le Gastelois. Sur les traces de son père enfant, elle a découvert l’abandon, la solitude et le mal ; son enquête est évoquée avec la distance propre au style froid du journalisme mais se pare de remarques plus personnelles agrémentées de souvenirs (restitués tels des flashes). La fin de son enquête coïnciderait avec la découverte d’un crave que lui avait demandé son ami ; en vain elle l’avait cherché dans les crevasses alors que la corneille sautille à la surface du marais « tout était maintenant à sa place sur l’île ». Encore que !!!

    Sa perception de la mer, de l’île a changé (la mer avait permis à ces gens de vivre en paix avec leurs secrets, c’est elle qui leur conférait cette arrogance ; en temps normal j’aurais été séduite par la beauté de ce spectacle marin).

    Parallèlement, 60 ans auparavant, au moment de s’enfuir, Lily ne « reconnaît » pas la beauté de la caverne, cette cosmogonie de dentelle de pierre et d’ocre que lui avait fait découvrir l’ermite ; cette fois-ci l’inquiétude annule toute beauté. Funeste pressentiment !

    À mesure que progresse l’enquête, les différences entre les deux styles si particuliers (voire opposés) semblent s’amenuiser et les descriptions (ambiances, circulations d’odeurs, répartitions des couleurs, musique des chants d’oiseaux) s’inscrivent dans une façon de percevoir le « monde » assez similaire. C’est que les deux personnages sont hyper sensibles au « monde » de la flore de l’humain et de l’animal même si l’une, liée immanquablement à l’enfance, est dictée par l’instinct de « survie » et joue le rôle de viatique et que l’autre a été précieusement « enseignée » par le père et le compositeur Olivier Messiaen.

    Si le mal est incarné par Y le surveillant et par le directeur Tilbrook, deux sadiques, mais aussi par les « notables » locaux !! les tortures brimades viols resteront hors champ. Leur suggestion en sera d’autant plus forte pour ne pas dire insoutenable ! Lilya fermé les yeux marrons, a cessé de respirer, son esprit s’est échappé de la cave elle entend un rouge-gorge qui module ses trilles. Cave maudite ! Entrailles de la Honte ! Inhumaines !

    Lily avait découvert son « corps » ses yeux en amande son visage de madone solaire ; elle a revêtu la robe rouge ; pour ne plus jamais se laisser piéger dans son corps de… Elle a attendu « l’heure des oiseaux » son heure préférée celle où la forêt devenue bleue renaît. Cette heure merveilleuse suspendue avant l’aube, où tous les chagrins s’effacent, où tous les espoirs semblent permis.

     

    Elle n’aura pas eu le temps de déplier ses ailes mais pas eu le temps non plus d’avoir mal. Ni de voir le jeune chevreuil qui a fait craquer la branche bondir avec sa grâce habituelle à travers le sous-bois.




  • « King Kasaï » de Christophe Boltanski (Ma nuit au musée Stock)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Chaque année, la maison d'édition Stock demande à un écrivain de s'enfermer (avec son sac de couchage ?) et de passer la nuit seul dans un musée. Ce fut le Museo del Greco à Tolède que choisit Leonor de Recondo, (la leçon des ténèbres), le musée Picasso pour Enki Bilal (Nu avec Picasso). Christophe Boltanski a opté quant à lui pour le musée du Congo belge (rebaptisé Musée royal de l'Afrique centrale, puis depuis 2018 Africa Museum). Il l’avait visité en 2010 dans le cadre d’un autre livre qui se passait au Congo et pince-sans-rire il pose ingénument la question « comment décoloniser un musée, parangon du colonialisme » (le Congo qui fut LA propriété privée du roi Léopold II).

    Avant de pénétrer dans l’empire comprimé dans une boîte, une encyclopédie à trois dimensions, une arche qui contient tout, toute la mémoire d’un monde rassemblée dans un même écrin, bien avant de se poser sur le lit de camp face au King Kasaï (cet énorme éléphant empaillé après avoir été sauvagement tué… en vue de l’expo de 1958), le « voyageur » (car il s’agit d’une « authentique expédition » dans ses sens propre et figuré) s’arrête à Tervuren, église Saint Jean l’Evangéliste ; il contemple la nécropole oubliée : 7 dalles 7 stèles 7 cénotaphes, la date gravée 1897 et nous lisons le « martyrologe » Sambo Zao Ekia Pemba Kitoukwa Mibange Mpeia ; 7 êtres jadis jetés en pâture, encagés comme des bêtes, exposés au regard des promeneurs de l’expo universelle de 1897. Ces mêmes noms auront la force conclusive d’une coda quand le « voyageur » aura terminé son périple « au cœur des ténèbres ». De même avant de pénétrer dans le monde de King Kasaï -et la lecture sera aussi un voyage intérieur- le lecteur est invité à s’interroger sur l’exhortation de Frantz Fanon, dédiée aux « damnés de la terre » ; un exergue, telle une devise gravée au fronton de l’Histoire, exergue qui d’emblée souligne la dimension à la fois historique et politique de l’ouvrage de Christophe Boltanski. Et d’ailleurs, même la « restauration » du musée qui contraint le visiteur à emprunter d’abord une voie souterraine, ne correspond-elle pas à une vision typiquement coloniale : appréhender le continent africain par ses « tréfonds », « ses trésors enfouis » que l’on est venu « piller » sans vergogne !!!!

    En faisant se télescoper plusieurs temporalités et plusieurs « motifs » l’auteur tisse un réseau de correspondances qui architecturent sa narration (au gré de son cheminement au « cœur des ténèbres » et des pauses) : dualité, gémellités, similitudes, superpositions et mises en abyme. Voici le passé confronté au présent, une visite antérieure et la visite actuelle, les péripéties et Tintin au Congo, (Hergé a puisé sa matière dans ce qui fut le Musée du Congo belge et sa bande dessinée est le miroir d’un colonialisme décomplexé affiché en haut lieu au début du XX° siècle), la forêt primitive hostile que traverse Marlow dans le roman de Conrad « Au coeur des ténèbres » et le souterrain que doit emprunter l’auteur, la recherche de Kurtz et celle d’Alphonse Boekhat, comme Charlie Marlow j’avance à contre-courant, je pars moi aussi sur les traces d’un Kurtz. Boltanski se plaît aussi à jouer sur la dichotomie du mot « sens » : où aller ? quelle signification donner ? ce que confirme l’abondance des interrogatives ; « où suis-je ? », « vers quels confins me suis-je égaré ? », « je songe à revenir sur mes pas mais pour aller où ? », Voyageur aveugle dans ce qui se donne à voir il nous entraîne dans un dédale piranésien. Et que signifie « statues en dépôt » (fruit d’un compromis bancal ? Je ne suis pas le seul à tâtonner dans le noir).

    Le « style » emprunte parfois aux exposés didactiques mais ils sont toujours empreints d’ironie (la généalogie des Boekhat, l’historique du colonialisme belge en la personne de Léopold II par exemple). Le surnom King Kasaï donné à l’éléphant serait en lui-même un oxymore ou du moins une antiphrase. Un éléphant traqué abattu, une royauté bafouée ; aux bords d’un affluent du Congo ? et la chasse comme métonymie de la colonisation (que ce soit Alphonse Boekhat ou le personnage de BD Tintin) et ce que l’on donne à voir a été écharné, disséqué, éviscéré ou crucifié sur du liège à l’instar d’un continent ??

    Qu’il s’agisse de trophées, d’animaux empaillés, d’objets, qu’il entende les « appels » de la forêt fantôme, qu’il lise attentivement les cartels, l’auteur le met en résonance avec les « déflagrations » du monde et si la tentation de juger est « vive » elle n’a rien à voir avec celle péremptoire des procureurs en carton-pâte de nos médias…

    L’essentiel est ailleurs. Un musée des autres nous informe d’abord sur nous-mêmes.

    N’étant pas historien, ni ethnologue encore moins naturaliste ou géographe, l’auteur n’est pas habilité à « juger les œuvres du monstre/Musée » ; il le reconnaît (avec humilité ?) au début alors qu’il vient de s’engouffrer dans son ventre ; un aveu que renforce la répétition de l’adverbe « trop » trop imposant trop lourd trop chargé trop casse-gueule ; mais il est convaincu que ce musée montre moins le Congo que la vision occidentale de ce pays et que la colonisation n’est pas seulement une « histoire belge » mais un récit européen.

    Récit aujourd’hui délibérément édulcoré ; or les traces de ce qui a été, sont là en filigrane tel un palimpseste, (cf 4ème de couverture « l’histoire s’enfonce dans la nuit européenne […] l’auteur s’aventure au cœur des plus violentes ténèbres, celles de notre mémoire »).




  • « La patience des traces » de Jeanne Benameur (éditions Actes Sud)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Simon, psychanalyste qui avait toujours « écouté » les autres « au risque de faire taire sa propre histoire » a besoin de commencer un autre chemin. Ce « changement » se fera à la faveur d’une cassure, à valeur de fêlure. Car le bol bleu qu’il caressait chaque matin et qui avait longtemps participé d’un rituel quasi immuable, le bol qui a gardé en empreintes des traces plus sombres malgré les lavages a cédé ; désormais les « deux moitiés » sont à explorer séparément. Une cassure ! promesse d’une aube nouvelle ?

    Dans « La patience des traces », nous allons suivre Simon Lhumain depuis son départ de France, jusqu’aux îles Yaeyama, nous allons cheminer avec lui, au gré des rencontres (celles déterminantes de ses hôtes Mme Itô et son mari Daisuke), pénétrer une psyché qui jamais ne se dérobe à l’œil ni à la mémoire, grâce au drapé des tissus bingata et l’art du kintsugi, dans la délicate intimité du silence.

     Le roman dans son entièreté semble reproduire le lent travail du tissage et du kintsugi. A la fois par sa structure et son contenu. Les premiers « mouvements» de la « partition » -soit avant le départ de Simon, avant qu’il ne prenne l’avion pour le Japon- opposent des « blocs » narratifs (la baignade, le dîner avec Mathilde par exemple) à des « fragments » (qui mêlent narration et réflexions) dont certains réduits à une phrase isolée typographiquement tout en évoquant ce qui sera plus amplement développé -à l’instar de variations- (l’île de l’enfance, Louise, Mathieu, le saut de la raie Manta, Lucie F) et sur le sol japonais la trame narrative apparemment linéaire, semble procéder, par le jeu des retours en arrière et leur confrontation au présent, à la « coloration » des pans du passé revisité, après les avoir tissés (sélectionner les « meilleurs bananiers », détacher les fibres, diviser les lanières, attacher les fils les uns aux autres) ; l’atelier se muant par l’alchimie des mots en habitacle de l’écriture. Daisuke le réparateur de céramiques met en parallèle son art le kintsugi et une forme de sagesse : savoir réparer les fissures de l’être, c’est en faire un art pour accéder à la sérénité. Or c'est par lui-même que Simon (qui ne comprend pas la langue),  en fera la souveraine expérience ! Savoir remettre en question les clichés sur le temps par exemple ou apprendre une syntaxe nouvelle (amitié avec Mathilde). Du désir d’écrire au désir de penser / Il y a le pas d’Isis/ Celui qui mène d’un mot / à un autre (Le pas d’Isis Jeanne Benameur). La démarche de l’écrivain ne peut-elle s’appliquer -mutatis mutandis- à celle du personnage principal de La patience des traces ?

    Dans le lent « travail » de réappropriation de soi par soi, s’impose, cardinale, la volonté de (re)trouver un état d’avant le verbe, d’avant l’alphabet, ce « moment où la pensée sait d’un savoir archaïque qu’elle est du corps. Avant tout du corps ». Dès le début du roman (un incipit à valeur épiphanique) les deux morceaux du bol cassé, lui rappellent Adam et Eve d’avant la chute « tout à la joie sans alphabet, du corps nu ». Chez ses hôtes japonais le fait de ne pas parler -ni comprendre d’ailleurs- leur langue lui fait (re) découvrir cet état précieux. Avant de se ceindre d’une cape pour « remonter le temps » il s’émerveille devant cette rouge protection vivante « celui qui la portait devait se sentir à l’abri de tout. Comme avant tout langage ». En lisant, en « déclamant » les vers de Yannis Ritsos il « sent vibrer dans sa propre voix la poésie charnue, déroutante de beauté fruste C’est le prosaïque enfin dévoilé, comme si on voyait chaque chose pour la première fois » Tout en consignant notes et réflexions (car il a son carnet ici tout comme il prenait des notes dans l’exercice de sa fonction, notes qui « encombrent » désormais à la fois l’espace et le temps, alors qu’il cherche à « désencombrer » son coeur…) il gardera l’empreinte de ce doigt d’enfant (dont l’identité Usui fille de la pluie sera révélée plus tard)…

    Le personnage de Lucie F -qui revient à intervalles réguliers-, sera déterminant dans le « parcours » mental de Simon. Il croit l’avoir reconnue à l’aéroport. Pourquoi est-ce Lucie F qui revient ? s’interroge-t-il ? Il ne peut résister à la vision qui s’impose. Cette « patiente » était venue au cabinet car elle « ne savait pas habiter » ; Simon entend encore la vibration de sa voix aux deux tons si distincts ; hélas il n’a pas su lui répondre ou si mal -Une torture qui perdure ! Or grâce à quelques passages à focalisation zéro, l’auteur dit et voit ce que Simon ne peut voir « s’il savait tout le chemin qu’il lui a fait faire » (à moins que ces passages ne jouent le rôle de prolepses !)

     Jouant sur les temporalités (un présent dit de narration mais qui renvoie à un passé plus ou moins proche), sur la disposition typographique (les blancs comme autant de silences) sur l’entremêlement rêve et réel, sur l’enchâssement de récits (le rêve de Lucie F, et son commentaire ; la légende rapportée par Daisuke), en superposant plusieurs « voyages » et en passant avec fluidité du récit à la troisième personne au monologue intérieur, la romancière rend palpable un silence « bordé de paroles justes »

     De l’île de l’enfance en la présence de Louise et de Mathieu jusqu’aux sources chaudes en la présence de Daisuke, du cabinet de consultations jusqu’à la demeure à la baie vitrée, celui par qui la parole d’autrui advenait ou plutôt la « profondeur tue de toute une existence, aura compris de « tout son être » que « le début de tout c’est bien de pouvoir aimer ce qu’on désire »

     Ne plus s’emparer des actes qui nous font du mal.

     Au terme de sa « quête » il sait que l’âme n’est ni un état ni quelque chose de mystérieux mais un mouvement. Fugace.

      Il n’y a pas d’état d’âme. Il y a des moments d’âme




  • « Débrouille-toi avec ton violeur » de Infernus Iohannes (Editions de l’Olivier)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    La littérature post-exotique est écrite par des sœurs et frères d’armes qui dans toutes les langues « témoignent de l’immanente et inexorable violence destructrice de l’homme ». Le 46ème volume de l’édifice, qui en comportera 49, est une œuvre collective ; la signature Infernus Iohannes de Débrouille-toi avec ton violeur, Nos grandes traductions, regroupe en effet aussi bien les auteures Miaki Ono, Molly Hurricane, Maria Soudaïeva que leurs traductrices -dont Astrig Koenig, Maria Schnittke, Irena Echenguyen. Voici trois chants traduits respectivement du japonais, du maganéen et du russe. Trois paroles vociférées, celles de trois femmes inspirées et inspirantes. Ecoutons ces « jaillissements » comme venus du fond des âges et des viscères, relayés par certains silences, écoutons ces paroles de « survivantes » pleines de rage et qui dessinent en filigrane (ou en creux c’est selon) des problématiques féministes très contemporaines.

    Même si Antoine Volodine est concrètement celui qui porte la parole, (et le lecteur s’est déjà familiarisé avec ses hétéronymes dont Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer) cela ne saurait « modifier le statut des écrivains post exotiques ». Dans ce 46ème opus, il sera le traducteur de Slogans. Effacement par fusion dans l’anonymat de la signature collective -c’est la revendication des auteur.e.s post exotiques, et c’est le pacte avec le lecteur. Or une traduction est une re-création à partir d’un original peut-être inaccessible, oral essentiellement -en tout cas élaboré dans le milieu carcéral imaginaire propre au post exotisme. Deux textes sont parvenus au quartier haute sécurité et un surgi d’une cellule du quatrième étage. Et le collectif a de quoi être fier de pouvoir diffuser ces traductions « hors des murs » ; bien plus, l’exercice même de la traduction a suscité l’empathie en les traduisant nous nous coulions en elles, en les traduisant nous transformions leur voix en la nôtre, en les traduisant nous étions elles. 

    Gageons que cette empathie gagne aussi le lecteur. Un lecteur intrigué par le titre. Car si « débrouille-toi avec ton violeur » correspond à la parole de la Japonaise Miaki Ono, qui fustige l’éducation et les discours de propagande maquillant l’essence même de tout acte sexuel « toute pénétration est un viol », ce titre a été choisi pour l’ensemble des trois textes mettant ainsi en exergue une forme commune de violence, celle de l’intrusion et de l’enfermement (dans le couple comme à l’échelle planétaire).

    Dès lors laissons-nous habiter par la force explosive, le caractère torrentiel déchaîné et viscéral de l’écriture qu’elle soit complainte torturée, ressassement d’anathèmes, imprécations, objurgations. Des phrases comme expectorées la rage au ventre !! Serait-ce un guide de survie (même si les auteures ont cessé de vivre, si elles sont dans le Bardo, dans les espaces intermédiaires, si elles sont vivantes et trépassées à la fois) un guide à la fois poétique (sens étymologique) et viscéral (sens propre) ?

    Dans un long monologue réparti en 343 paragraphes de longueur inégale -certains réduits à une phrase isolée typographiquement-, Maiki Ono clame sa détestation de la sexualité telle qu’elle a été programmée de façon plurimillénaire pour les femmes. La reprise des mêmes formules (message ordre barbarie archaïque) ou de l’injonction débrouille-toi qui scande les paragraphes, la crudité du vocabulaire (le pénis cette queue et son extrémité gicleuse, sa vomissure, purée liquide tiédasse) le recours à l’illustration par des cas précis, les formulations « quel que soit… » pour attester d’une universalité qui ne souffrirait pas d’exception, tout cela fait que loin d’être ressassement gratuit, la parole libérée de toute contrainte se déploie en une sorte de litanie, (par moments la « construction » peut rappeler le pantoum) destinée à un « tu » (qui inclut le lecteur…).

    Dans Sous les viandes nous assistons à l’étouffement de la planète par des méduses tombées du ciel. Dans un monde divisé, les « pourris d’en bas » ne cessent de traverser des tunnels de viande en tentant de se venger des pourris d’en haut, comme dans un utérus infini n’offrant que la mort en naissance. La parole de Molly Hurricane, cette sœur d’autres monstres femelles psychotiques, parole qui a exigé un collectif de traductrices, frappe par la spontanéité d’une oralité restituée (emploi de ça, de gallicismes, abondance de points d’exclamation et suspension), où la répétition de « allez » impulse le mouvement, où les mots composés « boyaux démocrates » tripale-démocrate », certes empreints d’humour, sont au service de la dénonciation de systèmes politiques (qui ressemblent aux nôtres).

    Sur un mode incantatoire d’une fulgurante inventivité Maria Soudaïeva la poétesse, déploie « à la mémoire des 7 femmes tuées » trois blocs de 343 exclamations (en majuscules). L’avant-propos avait prévenu le lecteur : Antoine Volodine, le traducteur, a « réorganisé le matériau originel s’est immergé dans le texte source, afin de mettre au jour les splendeurs d’une poésie unique, rendre « hommage » à cette « sœur d’écriture » (tout comme Elli Kronauer « traduisant » les bylines russes). Et de fait, il nous entraîne dans un « tourbillon » imprécatoire où certaines exclamations ont la force suggestive du chamanisme mais aussi du surréalisme, afin de rallier les « petites sœurs » dans une permanente insurrection.

    Mais par-delà les spécificités formelles de chacun des textes traduits, par-delà la violence mortifère commune aux trois, retentit un cri d’espoir. A la fin du long monologue Miaki Ono clame en une longue phrase aux accents lyriques un amour de l’amour, du plaisir, de la beauté. Chacun des trois programmes de Slogans se clôt par un couplet sur « les mauvais jours qui finiront » où l’emploi du futur a valeur d’une promesse inviolée (?)

     

    Plaintes horrifiées, appels, chants poétiques, puissantes clameurs, fulgurances (cf quatrième de couverture)

    Nos sœurs

    C’était nous




  • « Vivre vite » de Brigitte Giraud (éditions Flammarion)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


     

    Prix Goncourt 2022

    Le 22 juin 1999 à 16h21 Claude est victime d’un accident de moto. Brigitte Giraud, sa compagne, sidérée de chagrin, après avoir mené durant vingt ans une enquête sur les petits événements qui ont précédé la mort -enquête qui est aussi quête de soi-, aura épuisé tous les possibles. Lancinante litanie des « si », celle des hypothèses, Vivre vite est aussi le portrait d’une époque, d’une génération, d’un milieu. Et Patrick Autréaux, cité en exergue « écrire c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter », orientera notre lecture (fonction quasi programmatique dévolue en général à l’exergue) car sa formule ramassée, résume dans son laconisme même, à la fois la genèse du récit (in principio erat la Maison/Verbe) et la finalité de l’entreprise littéraire (en général).

    L’intime -la perte de l’être aimé, la douleur dévastatrice- résonne aussi d’accents empruntés à la tragédie antique sur le fatum ! peut-on comprendre l’incompréhensible ? et de ce fait a une portée universelle L’intime n’a de sens que s’il résonne avec le collectif. (…) J’ai envie de penser que [les jurés] ont vu cette dimension beaucoup plus large qu’une simple vie intime, qu’une simple destinée affirmait Brigitte Giraud après l’annonce du prix Goncourt. 

    Le titre emprunté à une chanson de Lou Reed, un des rockers que Claude appréciait beaucoup, imprègne d’emblée le récit d’une force incandescente : un hymne à la vie. Car ce texte autobiographique peut se lire entre autres comme une lettre d’amour à l’Aimé (et dans la profusion des conditionnels irréels du passé, l’emploi singulier du présent -qui n’est pas seulement le temps du moment de l’écriture-, le prouverait aisément)

    Vivre vite, récit autobiographique, est structuré en trois parties. Un préambule - vente de la maison celle achetée avec Claude en 1999- avec ce tour du propriétaire auquel répond en écho l’ultime « tour de la question » …si… « les journées qui ont précédé l’accident ne s’étaient pas emballées dans une suite d’événements tous plus inattendus les uns que les autres. Défileront, telle une ample théorie, les 21 « si » entrecoupés de 2 « pourquoi », 23 titres, 23 chapitres, au cœur du « vivre vite », sa partie centrale, cardinale vertigineuse. Avant que l’épilogue (l’éclipse et toutes ses connotations) n'ouvre une nouvelle partition

    Le texte frappe par son mélange de pudeur contenue et d’acharnement, par son réalisme, par son refus de l’emphase et de toute fioriture. Les répétitions insistantes (dont Brigitte Giraud a conscience « oui je me répète, mais cela fait seulement vingt ans que je me repasse la scène ») loin d’être pure afféterie participent à la thématique du ressassement : revoir, réanalyser la(es) scène(s), interroger, se documenter, se remettre en question. Lancinante question, attente obsédante : un détail si infime soit-il, peut-il influer sur le cours des choses ? et la somme de micro-événements ou de décisions prises aurait-elle pu empêcher la mort ? « si je n’avais pas voulu vendre l’appartement » « si nous n’avions pas eu les clefs à l’avance » « si mon frère n’y avait pas garé sa moto » « si… » « si… » « si… » c’est le déroulé (avec l’emploi du conditionnel irréel du passé) de ce qui aurait pu être et qui n’est pas advenu, de ce qui n’aurait pas dû être et qui a été, c’est le constat de notre impuissance face à l’arbitraire -même si, après coup, nous pouvons nous approprier l’enchaînement de hasards !!!… Les deux chapitres consacrés à la moto japonaise semblent tout droit sortis d’un catalogue. Seraient-ils une entrave à la fluidité du flux mémoriel ? Ils s’inscrivent en fait dans une révolte (pourquoi un produit interdit dans le pays de fabrication, est-il commercialisé ailleurs ??) révolte dont la virulence serait masquée par le recours aux documents/descriptifs pour initiés !

    Brigitte Giraud en quête perpétuelle de « sens » entraîne son lecteur dans l’entremêlement des enchevêtrements et des alternances ; des paragraphes courts, (dont certains réduits à une phrase isolée) ou plus amples souvent scandés par des reprises anaphoriques et à l’intérieur de ces mêmes paragraphes des phrases à l’énoncé laconique et des phrases plus complexes. Tout cela crée un tempo qu’accentue la disposition typographique qui fait la part belle aux blancs, aux pauses, ces silences dans la double respiration du texte et de la pensée. Vibration qui dans les dernières pages entre en résonance avec un hymne à l’amour, à la Vie !

    Dans le passé recomposé s’invitent les déterminismes sociaux l’environnement qui dictent des choix de vie. Années 90. Deux jeunes installés dans la banlieue de Lyon, après avoir quitté l’Algérie. L’achat d’une maison correspond à cette période où « tout le monde achète vend spécule » et ils n’échappent pas à la règle. Brigitte Giraud à partir d’un détail exhume des pans entiers de leur passé, de leur mode de vie, de la répartition des « tâches domestiques », de leur amour pour leur fils Théo (auquel d’ailleurs le texte est dédié). Elle interpelle parfois le lecteur (vous savez) par de simples constats sur les changements de mentalité, ou les méfaits du libéralisme.



    De la mémoire trouée, se détachera la silhouette d’un corps accroupi dans la salle de bains (toi près du sol moi debout en surplomb. Et ces épaules, ces biceps presque adolescents). Un corps vivant, torse nu, dos tourné.

    Peut-être que les mots aident à conjurer le sort

     




  • « S’adapter » de Clara Dupont-Monod (éditions Stock)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Prix Goncourt lycéens 2021 - Prix Femina 2021 - Prix Landerneau 2021

    Comment vivre au quotidien avec un frère « inadapté » ? un enfant toujours allongé, « aux jambes translucides et veinées de bleu » un bébé éternel condamné à ne pas voir ni saisir ni parler ? Comment l’aîné et la cadette ont cohabité avec cet être qui ne disposait que de l’ouïe et du toucher pour être au monde et comment le dernier, né après sa disparition, incarnera la renaissance d’un présent hors de la mémoire, c’est ce que nous donnent à entendre les vieilles pierresrousses de la cour de cette maison cévenole. Attachées aux enfants,elles ont été les témoins de leur histoire familiale ; narratrices, elles seront à même d’exhausser la tragédie au rang de mythe universel

    Le titre du roman, à valeur programmatique, n’est pas anodin si on replace l’histoire dans un environnement précis. S'adapter, c'est faire avec et non contre les choses. Affirmait la romancière lors d’une interview. C'est pourquoi j'ai souhaité que le livre se passe dans les Cévennes. A la montagne, si vous ne faites pas "avec", vous ne pouvez pas survivre. La solidarité dans les petits villages de montagne est nécessaire à la survie de chacun. Dès les premiers paragraphes nous « accueillons » les invités qui pour fêter l’événement (la naissance de l’enfant) ont dû emprunter des routes sinueuses minuscules monter descendre arriver à ce hameau cerné par des vagues énormes, pénétrer dans cette cour « île protégée des tempêtes » jusqu’à la deuxième maison à la porte médiévale. Les montagnes sont les « matrones » qui se penchent sur le transat

    C’est que les gens sont d’abord nés d’un lieu et souvent ce lieu vaut pour parenté… En se promenant sur une draille avec sa sœur, le dernier constatera que « les gens d’ici ressemblent à leurs chemins »

    Habiter là, cela voulait dire tolérer le chaos. L’aîné dans son intimité avec le frère « aveugle » a décidé d’être « ses yeux » : il lui « raconterait l’écume blanche du torrent, la montagne par-delà la cour, le rempart du vieux mur, les reflets cuivrés des pierres

    Les occurrences du verbe « s’adapter » même si elles sont peu nombreuses ou relayées par des termes au sens similaire, vont scander les trois récits qui composent le roman. Trois récits, trois points de vue. Trois styles et trois tonalités particulières. La fusion de l’aîné avec son frère est évoquée avec lyrisme, tendresse ; la révolte de la cadette, contre la « fracture » d’une beauté apollinienne, avec une fougue et une violence insoupçonnées ; alors que le « dernier » tel un Sage est comme en « surplomb » il sait qu’il est né avec l’ombre d’un défunt.

    Parfois un paragraphe, en une suite énumérative, sert de bilan conclusif (le dernier apprend ainsi de sa sœur les détails de l’existence de l’enfant) ou certains épisodes sont rapportés sous un angle différent, car ils ont été vécus autrement (cette remarque vaut surtout pour l’aîné et la cadette).

    Mais d’un récit à l’autre, Clara Dupond-Monod perçoit le moment de « basculement » cette prise de conscience nécessaire à la « survie ». Pour ne pas perdre l’enfant définitivement l’aîné a promis « je laisserai ta trace » ; la cadette effondrée après la mort de sa grand-mère devient un désert froid un bloc de pierre ; elle va œuvrer à une forme de « réparation » (éviter la noyade de la famille). Et le commentaire des pierres -porte-parole de la romancière- à propos de sa métamorphose est très éloquent « elle s’adaptait sous nos yeux comme l’avaient fait son frère, ses parents et tant de gens avant eux, gagnant notre admiration. Le dernier qui souffre de l’indifférence de l’aîné à son égard, et faisant sien son précepte légué intuitivement « on ne peut partager un savoir hors norme qu’avec un être hors norme » se mue en démiurge du Verbe. En osmose avec les éléments, il capte les correspondances secrètes de la nature dans son territoire, or « son territoire » c’est son frère disparu

    Et les pierres peuvent jouer le rôle d’oracles (prolepses en écriture) : l’aîné l’âme sanglée de peine a quelque chose d’apaisé ; la cadette trouverait quelqu’un qui lui apprendrait l’abandon (à signaler que seul ce personnage sera identifié par un prénom Sandro) ; déjà elle entend dans le roucoulement de la rivière non plus l’indifférence mais la permission

    Dira-t-on un jour l’agilité de ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? c’est une question que (se) posent les pierres.

    Le roman de Clara Dupond-Monod si délicat dans l’évocation des liens fraternels,n’est-il pas la réponse adaptée ???

    La mère vient d’immortaliser par une photo la connivence entre l’aîné et le dernier, elle dit à voix basse au père

    « Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli travail »

     

    Excipit lumineux !

     




  • « Un chien à ma table » de Claudie Hunzinger (éditions Grasset)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Etre à la marge. Vivre en marge. Relier par un crayon le monde des marges et celui du centre ; dans ce coin perdu les bois bannis, - nom lugubre s’il en fut mais fragment d’holocène négligé par le capitalisme ; avec Grieg, le compagnon aimant de toujours ; apprendre et apprivoiser dans une interpénétration des règnes et des espèces ! Et voici que s’invite à sa table une chienne, baluchon de poils gris famélique. Rencontre épiphanique ! Yes, la chienne, gardienne du langage- ; et Sophie la narratrice iront « s’augmentant l’une de l’autre » Pacte tacite dans un monde à vau-l’eau. Présence tutélaire quand jaillit soudain l’incipit qui enclenche le processus de la Création et que triomphe la parataxe. Oui Sophie, la sœur de Janet Frame, citée en exergue et -royale connivence- le titre du roman comme écho à « un ange à ma table ». Janet l’oiseau migrateur, Sophie aux cheveux de ronces, aux yeux de mûres écrabouillées, à la voix d’oiseau ». Etrange étrangeté

    Avec ses Buffalos argentées, un corps qui se déglingue (l’épithète déglingué revient en leitmotiv) la narratrice ne verse nullement dans la mélancolie. Le constat est certes amer « où étaient passés mes poignets de perce neige et mon cou d’hermine encadré de deux jolies oreilles si joliment féminines ». Oui certaines « choses » sont désormais impossibles à réaliser « fini les sommets. Fini les forêts. Fini de me lever à l’aube courir les grands cerfs » Mais si le monde est impitoyable s’il est troué rétréci sali il y a encore des merveilles, « entre ses mailles rongées » et des espèces non inventoriées …

    Et pour qui sait écouter le chant du rouge-gorge « en suspens de ses larmes », apprivoiser une merlette, les mots des humains et les oiseaux ou plutôt leurs phrasés sont liés, issus du même fleuve Diversité. A nous de les capter dans leur authenticité !

    Métamorphoser une soirée en aurore boréale en robe rose et verte. Dans le lit aux côtés de la chienne Yes et de Grieg, la vétusté dans son anarchisme même se drape d’une musique, celle d’une vibration : la respiration du Vivant (oh notre petite communauté ! we few we happy few we band of brothers)

    Car il s’agit bien d’une Ode à la Vie où, en une suprême synesthésie, les notes de musique sont des couleurs, les anges de Giotto ont des ailes d’oiseaux, où la musique a un goût d’églantine, plus le goût du conditionnel passé de féerie à fond, où le vent a une tonalité lyrique. Et très vite le rythme des ramures va faire place au balancement des phrases, leurs ramifications à la syntaxe (ma main n’est plus formée de cinq doigts mais de quatre intervalles entre cinq doigts comme si en plus de la pratique de la marche j’avais incorporé quelque chose du feuilleté du liber des arbres. Et l’on comprend pourquoi Claudie Hunzinger dédie son roman à Stonehenge, alias Pierre Schoentjes, professeur de littérature à l’Université de Gand, spécialiste de l’écopoétique.Une de ses études se focalise sur la manière dont des œuvres prennent forme dans un lieu en même temps qu’ils intègrent une réflexion sur la façon d’habiter le monde, aux côtés des « locaux » mais aussi des arbres et des animaux.

    Observatrice observée dans La Survivance, la narratrice de « Un chien à ma table » est cette femme ensauvagée et la chienne domestiquée, une gardienne. « on se complète » Sophie, une « femme veillée par son chien » Yes « cette émissaire de l’animalité pansait la femme qui revenait du monde sauvage » Gardienne du langage menacé (sous la table avec Thomas Bernhard Kafka); « je suis ta garde rapprochée »

    A la mort de l’ânesse, Litanie, pas de lamento mais ce constat déchirant poignant « nous nous augmentions l’une de l’autre. Un constat qui définit aussi la quintessence de la relation Yes/Sophie

     

    Un chien à ma table. Ce titre de l’aveu même de l’auteur est un titre généreux un titre qui dit « ici on accueille toutes les espèces à table, entrez les bêtes on est à table, on vous fait de la place »

    Si je ne te regarde plus, tu disparais

    On peut très bien écrire avec des larmes dans les yeux

     




  • « Taormine » d’Yves Ravey (Editions de Minuit)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Prix des libraires de Nancy Le livre sur la Place (septembre 2022)

     

    Taormine ou la promessede Vacances réussies ? C’est du moins ce qu’espéraient Melvil et Luisa persuadés que le voyage en Sicile allait reléguer au second plan les tensions de leur couple ! Très vite pour avoir pris un « chemin de traverse » et s’être enfoncé dans des « ornières » (sens propre et figuré) leur rêve va se muer en « cauchemar ».

    Sur fond de tragédie des migrants, c’est bien la chronique d’un monde fracturé que propose Yves Ravey et le lecteur sera sensible une fois de plus à sa dramaturgie finement ciselée sous les apparences de la banalité et de la linéarité, à son art de l’épure et de la contention, et son art du récit (temps dilaté ou étréci, intrigue mouvante).

    Comme souvent chez le romancier, le personnage-narrateur en rapportant les faits s’exprime au passé composé, soit que les faits ont déjà eu lieu (ce qui autoriserait une certaine mise à distance), soit qu’ils sont dans l’instantanéité de l’écriture  (comme dans l’Etranger) mais dans les deux cas c’est une voix off et un point de vue univoque qu’est censé entendre le lecteur ; voix off qui peut se doubler d’une voix intérieure : se parlant à lui-même le narrateur tente de se dédouaner, se conforter dans le déni du réel. C’est que Melvil use et abuse de cette propension à répartir les responsabilités. Sa voiture a heurté un « objet non identifié » et au lieu de sortir du véhicule, de « vérifier », il accuse « autrui », a recours à des prétextes fallacieux, propose « d’oublier cette histoire idiote d’obstacle sur un chemin emprunté par erreur ». Cerné, il s’empêtre (l’auteur se plaît à jouer de la polysémie de certains termes « empêtré, ornières, écheveau ») mais quand la presse évoquera la mort d’un enfant de… migrant… ce sera le triomphe du cynisme odieux… et la fuite !

    Oui Melvil est le prototype du salaud (presque au sens sartrien) un lâche un égoïste ! Se sachant traqué (la police enquête ; l’inspecteur Dacosta rappelle étrangement le Columbo, de Costa de « Pas dupe » ; il progresse lentement avec méthode en professionnel de la recherche d’indices), il sera la proie idéale du carrossier véreux (j’ai parlé argent seul mot susceptible de se faire comprendre par le patron du garage vecteur absolu. Ensuite le mot cash, formule magique pour qui fréquente Michelini, suivi du groupe de mots carte de retrait. J’ai aussi laissé entendre que la locution compte bancaire, avait, concernant ma femme, une valeur significative. »)

    L’auteur s’abstient de toute approche psychologisante : ce qui compte ce sont les actes décrits et les paroles échangées, pas très nombreuses certes et rapportées au style indirect, et c’est dans l’accumulation de détails, la confrontation des faits, les ellipses et non-dits que se love l’étrange. Une précision atmosphérique, des jeux de lumière, la couleur d’une robe, des dépliants touristiques, le journal sur la banquette arrière, le « moindre » détail peut revêtir une importance capitale. Profusion (de détails apparemment anodins) et parcimonie ; le paradoxe n’est qu’apparent !!

    Une entrée immédiate dans l’action (après un très court chapitre qui sert de prologue, apparaissent dès le chapitre 2 les premiers déraillements) et la capacité d’accélération (ce qui n’exclut pas les effets de ralenti) c’est une des constantes dans l’écriture de Ravey, sa dynamique narrative au service d’une mécanique à la fois impeccable et implacable.

    Si certaines séquences rappellent la comédie et le suspense : (le couple blotti dans les rideaux assiste à la perquisition de leur chambre d’hôtel…) la plupart s’inscrivent dans une atmosphère lourde qui transforme un lieu de villégiature en lieu d’angoisse, et ce grâce à cette façon de « filmer » volumes matière et perspectives (dans tous les sens du terme) où les personnages « pris au piège » vont se perdre revenir disparaître jusqu’au twist final… Ayant fui leurs responsabilités ils sont désormais des « fuyards » à traiter comme tels…

    Luisa et Melvil Hammett (un patronyme clin d’œil au « maître du roman noir » ??) forment un couple « bizarre  -dont les infidélités réciproques seront évoquées par prétérition (procédé rare chez Ravey) ; responsables mais non coupables (c’est du moins leur alibi) ils « arroseront » jusqu’au bout en échange du silence. Le garagiste Michelini, Roberto le serveur, la réceptionniste, le policier tous vont palper les billets… Quid de la mort de l’enfant ? La crapulerie comme réaction à une tragédie contemporaine ?

    L’auteur ne juge pas. Il donne à voir un monde où « règnent des rapports de domination » que ce soit à l’échelle du couple (Melvil Luisa) de la société voire du monde. Que vaut la vie d’un jeune migrant quand on est obnubilé par ses petits problèmes domestiques ? que vaut la vie d’un enfant de migrant dans un monde corrompu par l’argent ?

    Médiocre humanité

     




  • "Purgatoire" de Dmitri Bortnikov (éditions Noir sur Blanc 2022)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Traduit du russe par Julie Bouvard

     

     

    Dernier texte écrit en russe par Dmitri Bortnikov (devenu écrivain de langue française) Purgatoire -qui en 2005 s’intitulait « La belle endormie » - a été revu repensé détricoté et retricoté par la traductrice Julie Bouvard avec l’aval de l’auteur. Un nouveau tissu narratif telle une mélopée, « lente immersion dans les replis de l’âme ». Dédié à la mère (comme l’agneau des neiges Rivages 2020) ce récit est composé de trois parties, trois périodes cruciales dans la vie de l’auteur, trois étapes d’un « roman de formation » -l'enfance, le départ à la ville, le retour et la folie de la mère. Un découpage formel qui n'exclut pas de nombreux échos intérieurs, analepses, prolepses et correspondances. Car le texte est avant tout un flux où les strates du souvenir se combinent au gré d’une sensation, d’une association d’idées, dans une langue qui, mêlant tous les registres, peut être crue et poétique, rugueuse et enflammée. Et par un effet de ricochet efficace le « purgatoire » ne serait-il pas aussi celui que va vivre le lecteur happé et comme déboussolé par le vertige de ce chant d’amour et de mort, de cette fresque hallucinée ?

    Une fresque : l’évocation d’une enfance au sud-est de la Russie européenne, avec ses acteurs -les membres de la famille la figure truculente de l’oncle, les sortilèges de la sœur et de la mère-, les voisins, les soldats, les tsiganes-, avec sa rivière et son fleuve la Volga l’ensorceleuse, ses forêts, ses animaux, et surtout l’appel de « l’autre rive ». Hallucinée : à l’instar de la petite qui déverse à la « tronche » du narrateur un « torrent de paroles comme si un puits sans fond s’était creusé en elle » (premier tableau qui ouvre le roman et dont le style mêle fantastique, poésie réalisme) ; hallucinée car certaines visions sont exhaussées au rang de fantasmagories (surtout en I et III). Une fresque odorante (fragrance épicée des premières fleurs, bouquet âcre de l’armoise) qui crisse aux premières neiges, qui épouse les spasmes et convulsions de tous les personnages avec une distance ironique qui n’exclut pas l’empathie.

    Et l'histoire de ce passé recomposé (la narration est scandée par les formules « je me souviens » « je m’en souviens comme si c’était hier » « je me rappelle bien ») est restituée par "flashes" ou par séquences plus ou moins longues, où un souvenir en entraîne un autre en une arborescence mémorielle. Le narrateur ouvre la porte de l’étable comme il ouvre celle du souvenir (d’ailleurs la coexistence de l’imparfait et du présent dans un même paragraphe le prouverait aisément). Et si des détails reviennent à intervalles réguliers (la verrue sur l’oreille de l’oncle, le tressage des cheveux de la mère, la barque, la nage, par exemple) c’est que s’imposant au moment de l’écriture ils se colorent d’une empreinte particulière selon le contexte de la narration dépendante elle-même du(des) souvenir(s).

    À certains moments le narrateur semble s’adresser à un auditeur/lecteur fictif en l’interpellant « si vous les aviez vues », « je vous le dis franchement », « je ne vous l’ai pas dit ? attendez ne partez pas restez un moment », « vous comprenez ». Simple afféterie de langage ? Procédé de dédoublement ? Désir de faire partager ? C’est tout cela à la fois. Le lecteur est, qu’il le veuille ou non, « embarqué » dans cette « aventure ».

    Moins volcanique, moins torrentiel que « le syndrome de Fritz » (hormis en I) ce récit peut se donner à lire comme un roman de « formation ». À son retour de la ville - où le narrateur avait fait des études au lycée technique, (section boulangerie) où l’apprentissage d’un « métier » s’était conjugué avec la découverte des vilénies des « autres » - le village de l’enfance s’est métamorphosé. Ou est-ce son propre regard qui l’a transfiguré ? Aux changements inéluctables (technologiques par exemple) s’est superposé le basculement dans la folie d’une mère. La mère figure tutélaire et ensorceleuse, la mère qui ne pourra survivre à la noyade de sa fille bien-aimée Olga !!

    Si la « vision de la dame à la faux » ouvre la troisième partie -qui voit défiler les souvenirs des « morts » (l’arrière-grand-mère en bottes sales, Pépé Vania allant « au-devant de sa fiancée », la sœur Olga, la mère) -, force est de reconnaître que le thème de la mort est omniprésent dans ce récit. La mort comme leitmotiv. La mort en héritage. La mort double (ou compagne) de ce spleen des steppes fortifié à la tourbe et aux rêves ?

    Le temps des morts sereines est définitivement révolu. La mort de Félix clôt la première partie dans une coda désenchantée -ou résignée- « c’est ce qui nous attend tous ». Enfant, le narrateur est bouleversé par les « berceuses » car « il y a de la mort en elles » et il s’endort avec ce père… absent… dans le jardin de la traîtrise. Évoquée avec poésie comme pour l’exorciser (l’institutrice anglaise, cette jeune femme au coeur brisé qui s’en est allée dans sa barque de fête ; le mort baigné de l’éclat miellé de la bougie), plus frontalement (la pharmacie où travaille la mère est perçue comme l’antichambre de la mort), avec ironie (Fiodor en quittant la terre rejoint Saturne « la planète des cirrhoses et de Hamlet »), la mort est ce linceul qui s’en vient draper l’écriture !! (en ce sens « purgatoire » n’annonce-t-il pas Repas des morts et son mode incantatoire ?)




  • "La vie joue avec moi" de David Grossman (Seuil 2019 et Points 2021)

    Colette LALLEMENT-DUCHOZE


    Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche

     

    Eva Panic Nahir -qui a raconté les horreurs de Goli Otok, l’île-goulag de Tito- est une femme célèbre et admirée en Yougoslavie. À sa demande, le romancier israélien va écrire l’histoire de sa vie et celle de sa fille Tiana Wages ; il sait gré à ces deux femmes de lui « avoir laissé entière liberté non seulement de rédiger l’histoire mais aussi de l’imaginer et de l’inventer ».(cf. chapitre remerciements)

    Dans La vie joue avec moi, l’auteur nous invite à suivre quatre personnages, caméra au poing, sur les traces d’un passé, jusque-là recouvert de silence. Voici Guili la narratrice, fille de Raphaël et de Nina, elle-même fille de Vera Nowak, juive yougoslave immigrée en Israël. Gamines, Nina et Guili ont été abandonnées, trauma matrilinéaire indélébile ? Une histoire d’abandon, une famille bousillée. Pourquoi ?

    On vient de fêter les 90 ans de Véra au kibboutz avec la présence exceptionnelle de Nina ; Guili invite son père documentariste à réaliser un film sur Véra… in situ… en Croatie. Une remontée aux sources, avec arrêts sur images. L’enquête sur ses racines comme quête existentielle ? Comprendre le passé ? à défaut de le réparer ?

    Je souhaite remonter à la genèse, à l’incubateur de la familleavoue d’emblée Guili et les occurrences du mot « racines » ou de termes au sens similaire reviennent à intervalles réguliers. La séquence d’ouverture -rencontre Raphaël/Nina en 1962 et le KO de l’adolescent de seize ans- est la scène inaugurale, celle qui libère Raphaël des tourments dus à la perte de sa mère, celle qui conjure son mal, celle qui le fige pour quarante-cinq ans dans la grâce de « la main tendue ». La « fondation de la famille », de « sa » famille Guili l’imagine dans le trio que formaient alors Touvia Bruck son grand-père paternel, Véra sa grand-mère maternelle et Raphaël son père ; quant à Nina sa mère « son absence a toujours été sa seule contribution à la famille » Famille équilibrée ? alors, là, Guili, chapeau pour l'oxymore !

    implant dentaire Turquie Définition d'un implant dentaire Les implants dentaires sont des racines artificielles en titane qui remplacent une racine dentaire quand celle-ci est tombée ou a dû être extraite. Inséré dans l'os de la mâchoire, ils sont destinés à créer un ancrage capable de recevoir une prothèse dentaire amovible ou fixe. Le matériau utilisé est le titane. Le titane est parfaitement biocompatible, aucune intolérance n'a été démontrée à ce jour. De plus, de nombreuses études montrent que l'os vient naturellement se coller au titane. Le phénomène de l'ostéo-intégration comme une liaison directe entre l'os et le titane, résiste aux forces de la mastication et fiable dans le temps. Cela explique le succès de la technique implantaire. Les implants sont une alternative fiable et économique à la pose d'un pont ou d'un appareil amovible.

    La complexité des rapports mère/fille, l’incompréhension et la « rancune » sont au cœur de ce roman. Pourquoi Véra, condamnée aux travaux forcés a-t-elle « sacrifié » Nina sa fille de six ans? Véra cette femme « qui a trop aimé ». Véra qui a refusé de signer une « décharge » entachant la pureté de l’engagement de l’être aimé Milosz Nowak. Or l’idée même d’un choix ne s’imposait pas… Pourquoi Nina a-t-elle abandonné sa fille Giuli de trois ans et demi ? (« Véra qui a trahi Nina qui m’a abandonnée moi » songe Guili alors qu’ilsse rendent en Croatie « il n’y a pas de rattrapage en matière d’amour maternel ». Et pourtant !!

    La complexité relationnelle est illustrée sur le plan narratif par tout un enchevêtrement de va-et-vient qui se télescopent ; strates temporelles, surimpression de souvenirs, enchâssement de récits, film en train de se faire (avec choix des cadres des angles de vue, de la bande-son) et ses commentaires, (comme un making of) prise de notes (elles serviront au montage). Ainsi grâce à la caméra souvent subjective grâce aux dialogues aux souvenirs et par la distance entre le « je » et le « elle » (à l’instar d’ailleurs de Nina-du-futur et Nina-présente) vont apparaître sur le théâtre des idées comme sur celui de la vie, trois générations incarnées par trois personnages féminins !! Quand le réel manque de « consistance » Guili pallie cette lacune en « imaginant » (je devine, j’imagine) avec parfois des redites volontaires (affèterie ? coquetterie ?) « Je ne me souviens plus si je l’ai déjà mentionné ».

    Vers la fin, après les « révélations » et la nuit passée seuls sur l’île les quatre personnages ont l’air d’un quatuor en train d’accorder ses instruments avant un concert.

    Le retour en Croatie, la « visite » de l’île de Goli Otok, la « confession » de Véra participent en effet à la « scène de l’amour retrouvé ». Revoir le village natal, se remémorer la rencontre amoureuse, se rappeler les affres de la détention en un long récit (avec changement de police), celui des tortures infligées à l’époque titiste dans le goulag de Goli Otok, aux prétendus traîtres, suppôts de Staline, celui du corps qui s’étiole pour laisser vivre un plant sur la montagne pelée, celui d’un amour absolu, -qu’elle vouait à Milosz Nowak-, tout cela par l’effet d’une alchimie mémorielle va tuer les « fantômes » (dont la trahison) qui jusque-là hantaient les consciences. Un amour désormais débarrassé du ressentiment ? Plutôt acceptation de « la souffrance de l’autre », réappropriation de l’expérience traumatisante- et pour paraphraser le titre du roman acceptation du « jeu de la vie ».

    La parole, l’écriture -même si elles portent en elles leur possible disparition- n’ont-elles pas la force de témoignage ? lequel ne peut jamais appartenir complètement au passé… tant il est vrai qu’il se « prolonge » hic et nunc.

    Le grand-père Touvia Bruck était agronome et Guili se rappelle ses propos « certaines plantes n’ont besoin que d’un grain de terre pour germer ». Véra, dont les doigts ont été mordus par Raphaël, caresse de ses pouces les paumes de l’adolescent « ainsi un grain de terre peut suffire à deux personnes quand elles sont suffisamment désespérées ».

    À cette remarque liminaire, répond en écho l’excipit du roman : Nina, la fille de Guili, est

    « mon grain de terre »

    « le nôtre » :

    Détachés typographiquement, ces deux constats n’ont-ils pas la beauté convulsive de tous les enfantements et ne résonnent-ils pas comme un allegro sostenuto… ?









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